Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Saint Omer fera incontestablement débat. S’il a échoué à décrocher l’Oscar du Meilleur Film étranger, il n’en affiche pas moins un palmarès impressionnant pour le premier film de fiction de la réalisatrice Alice Diop : Lion d’Argent à la Mostra, César du Meilleur Premier Film et Prix Jean Vigo. Excusez du peu. Et s’il a su séduire nombre de critiques et une partie du public, il risque malgré tout de se heurter à l’incompréhension ou la gêne des autres. Par son sujet, très fort et casse-gueule, comme par son dispositif, austère et sec, qui brise les codes et refuse les compromis.
Synopsis : Rama, jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer.
Laurence Coly est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement…
Le voici annoncé pour le 4 avril 2023, chez le très prolifique éditeur Blaq Out, qui nous a permis d’attiser de nombreuses fois notre curiosité cinéphilique ces dernières semaines. Disponible également en streaming (sur Prime Video), ce sera l’occasion pour beaucoup de jeter un œil sur ce métrage singulier, né d’une obsession de la réalisatrice pour un fait divers qui a remué pas mal de mentalités en 2017 : le procès de Fabienne Kabou, accusée pour avoir tué sa fille de 15 mois sur une plage normande. Procès auquel, à l’instar de son héroïne Rama, Alice Diop s’est rendue, mue par une envie incoercible de connaître les tenants et aboutissants, mais surtout les motivations des protagonistes. C’est ainsi que notre cinéaste s’est mise en tête de recréer le procès, modifiant à peine les noms, dans la salle voisine de celle où s’était tenu l’original. Et d’y appliquer un dispositif particulier, hérité de son savoir-faire de documentaliste, susceptible de correspondre aux messages qu’elle souhaite faire passer.
Le résultat s’avère tout sauf consensuel : vrai film de procès, faux documentaire, les genres s’interpénètrent et se neutralisent. Le film s’ouvre sur Rama, jeune femme élégante et raffinée, profondément cultivée (comme nous le montre un extrait de la conférence qu’elle donne) mais qui apparaît très mal à l’aise dans sa propre famille, fermée, mutique et agacée lorsqu’on lui demande un effort pour s’occuper de sa mère. On sent très vite le hiatus entre sa situation socio-professionnelle, voire culturelle, et son origine modeste, fille d’immigrés avec une maman s’exprimant encore dans sa langue maternelle. Son projet de livre sur l’affaire qui occupe son esprit va lui permettre de prendre à la fois un peu d’air et ses distances – et la voilà donc, avec la bénédiction de son éditeur, descendant du train à Saint-Omer pour assister au procès de Laurence Coly. Immédiatement, au travers du regard de ceux qu’elle croise, la fracture apparaît : une jeune Noire svelte et sophistiquée dans une petite ville sinistrée, au milieu d’habitants un peu hagards, ployant sous le faix des contraintes économiques. Puis arrive la salle d’audience et la caméra se fige alors dans un dispositif lourd, s’attardant longuement sur les visages avant de s’adonner à de très lents panoramiques systématiquement en retard sur les dialogues (on entend l’interlocuteur s’exprimer avant que l’objectif parvienne sur lui) : la figure digne de Laurence apparaît, de temps en temps supplantée par celle de la juge ou de son avocate compatissante, avec des plans de coupe sur Rama qui écoute, subjuguée, la litanie de l’acte d’accusation, les questions préalables et la défense de l’accusée, énoncée comme on récite péniblement un poème à l’école.
La bande son d’une austérité douloureuse (seuls quelques bruits de respiration se muant en mélopée incantatoire viennent parfois illustrer l’ambiance pesante du procès) ne permet pas d’échapper à la chape mortifère des questions et réponses, avec des acteurs semblant répéter parfois très artificiellement un texte chargé de valeurs et de sens. Ah, l'émotion commence à poindre avec le compagnon de l’accusée, bredouillant ses excuses, ânonnant ses sentiments… Mais le soufflé retombe aussitôt devant l’apparente impassibilité de Laurence, qui se réfugie derrière un ton docte et un vocabulaire noble, ou des silences trahissant son impuissance à justifier, voire expliquer les circonstances d’un acte impardonnable. Impardonnable et odieux, certes, mais dont l’horreur nous pousse, malgré la monotonie du dispositif filmé, à en chercher les causes : qu’est-ce qui a poussé cette Africaine bien élevée, poursuivant de hautes études en France, à commettre l’irréparable ? Ou qui ? Dans quelle mesure les contextes racial, social ou culturel ont infléchi le destin de Laurence Coly ? Fascinée par les débats, hypnotisée par l’attitude inflexible de l’accusée, Rama ne peut soudain empêcher un flux d’images surgir dans son esprit, suscitées par les souvenirs de Laurence qui font écho aux siens – au point parfois de les rendre interchangeables.
Dans la souffrance quiète de l’autrice, les tenants et aboutissants du drame (le rapport d'une fille à sa mère, l'influence indéniable de l'histoire coloniale) vont engendrer une résonance dolente – et le mal-être de Rama se transcender devant la tragédie de Laurence. Alors, au sein des témoignages terribles et des questions malaisantes, les regards se mettent à dire davantage que les discours empesés. Et l’émotion, pure, lumineuse et dévastatrice, surgit alors, terrassant les doutes et les inquiétudes.
Saint Omer, loin des codes hollywoodiens, n’est pas un film comme un autre. On peut certes s’y ennuyer ferme si la curiosité ne nous maintient pas attentif, et il ne propose pas d’échappatoire à l’image de Pacifiction et ses paysages exotiques ; nulle musique ne sous-tend le texte, et les décors maussades, dont la morosité est bien rendue par le grain de la pellicule, plombent le frêle enthousiasme que pourrait susciter l’affaire. Néanmoins, en procédant de cette manière si particulière, Alice Diop diffuse une flopée de messages subliminaux dont la puissance égale celle d’œuvres telles que l’Événement : la manière peut interpeller, agacer nombre de spectateurs, ou en faire fuir d’autres ; sa pertinence peut être remise en doute ou en question au regard des thèses abordées. Mais pour qui saura passer outre l’artificialité de cette mise en scène, le finale devrait emporter l’adhésion, balayer les reproches et embaumer les cœurs meurtris. Et le documentaire fourni dans le DVD donner de nouvelles pistes de lecture.
Une œuvre audacieuse et digne d’intérêt.
Ce n'est pas un film de procès. C'est un film sur la maternité qui s'arrime sur un fait divers.
Titre original |
Saint Omer |
Date de sortie en salles |
23 novembre 2022 avec les Films du Losange |
Date de sortie en vidéo |
4 avril 2023 avec Blaq Out |
Réalisation |
Alice Diop |
Distribution |
Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville & Aurélia Petit |
Scénario |
Alice Diop, Marie Ndiaye & Amrita David |
Photographie |
Claire Mathon |
Musique |
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Support & durée |
DVD Blaq Out (2023) en 1.85:1 / 123 min |