Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : France, 1963. Anne, étudiante prometteuse, tombe enceinte. Elle décide d’avorter, prête à tout pour disposer de son avenir et s’engage seule dans une course contre la montre, bravant la loi et la morale de l’époque. Les examens approchent et les solutions s’amenuisent…
Hasard du calendrier, nous voici à nouveau, après the Card Counter, avec un film au cadre serré – et davantage encore puisque on n’est pas loin du format carré. Pour l’adaptation de l’Événement, ce roman-choc d’Annie Ernaux, Audrey Diwan a choisi un format en 1.37 :1 afin de privilégier le point de vue du personnage principal dont la vie est à un tournant décisif, mais aussi exacerber les sensations et émotions qui seront les siennes tout au long des cent minutes du métrage. Un dispositif qui, s’il déroute les adeptes des grands spectacles, peut également engendrer un certain malaise, une quasi-claustrophobie qui participe de l’expérience voulue par l’équipe artistique, une immersion dans les tourments d’Anne, sur le point de faire un choix crucial qui pourra autant lui permettre un avenir brillant que l’envoyer en prison, jeter l’opprobre sur ses proches voire l’expédier ad patres.
Car, dans cette France pré-soixante-huitarde, le risque est énorme et le concept (comme le mot d’ailleurs, prononcé une seule fois dans le métrage, vers la fin) d’avortement est tabou : ces choses-là, lorsqu’elles se font, c’est sous le manteau. Les praticiens ne s’y risquent pas – même s’ils sont conscient de la gravité de la situation de leur patiente – et le risque de suites néfastes est grand : en 1963, la femme française ne dispose pas de son corps comme elle l’entend, et la loi est constamment là pour le lui rappeler.
Ainsi, de par son procédé de prise de vues, mais également par les thèmes multiples qui sont abordés, l’Événement jette un œil lucide sur une société pas si lointaine sur le plan temporel, mais qui semble sur certains points provenir de temps immémoriaux, d’une époque ancestrale entièrement dominée par le patriarcat. L’intelligence de la réalisation, en dehors de ses partis-pris stylistiques, permet au spectateur une plongée saisissante dans cette décennie où certains ont pourtant grandi, à moins que ne soit leurs parents ou grands-parents. Au départ, pour peu qu’on n’ait pas fait trop attention à la bande-annonce ou au résumé, on se prend au jeu et on se laisse gentiment illusionner : des jeunes filles préparent leurs cours de Français, cela semble ardu mais Anne, quoique prise au dépourvu par un prof sévère, montre ses facilités d’analyse et expose ses connaissances littéraires. L’exiguïté du cadre soustrayant nombre d’indices visuels du décor, on ne se rend pas forcément compte du contexte temporel : certes, ces lycéennes n’ont pas de portable collé à l’oreille, mais leurs dialogues, leurs préoccupations, leurs inflexions, leurs postures paraissent tout à fait actuelles. Elles prévoient une sortie le soir : se distraire, danser, se laisser regarder par des garçons au sang chaud qui ont les mêmes envies pressantes boostées par des hormones en ébullition mais réprimées par l’austérité de façade d’une société rétrograde. Elles aussi aimeraient s’adonner aux plaisirs de la chair mais celles qui passent à l’acte sont très vite cataloguées, montrées du doigt – et pour peu qu’elles tombent enceintes, leur avenir est fichu. À Angoulême, Anne, fille de cafetiers, est venue en quête d’un futur plein de possibilités : oh, elle ne sera pas la prochaine Marie Curie, mais la filière de Lettres étant plus permissive pour les jeunes filles, elle pourrait lui permettre d’exploiter son talent naturel et d’en tirer des revenus supérieurs à ce que sa situation sociale laisserait envisager. Une chance rare, qu’il faut saisir lorsqu’elle se présente, et ne pas gâcher en cédant à ses instincts. On peut être tranquille avec Anne : si, malgré ses tenues discrètes, son joli minois et sa personnalité attirent les regards concupiscents des mâles et les jalousies mal placées de ses voisines du foyer étudiant, elle est bien trop sérieuse pour se laisser aller à baguenauder et compromettre le projet de ses parents. Sa copine Brigitte l’avoue sans honte : elle expérimente autant qu’elle peut (quitte à parcourir les revues cochonnes de son frère) et sait comment se donner du plaisir, elle peine à suivre les cours magistraux du professeur Bornec, mais elle sera vierge à son mariage. Hélène joue les saintes nitouches et fait les yeux ronds chaque fois que le sujet est abordé. Anne préfère remballer froidement les mecs, comme ce gentil pompier un peu trop empressé, elle n’a pas le temps pour cela, n’est-ce pas ?
Et pourtant, la sanction tombe, implacable : son médecin de famille le lui confirme, alors qu’elle s’inquiétait d’une aménorrhée douteuse. Elle est enceinte. On en tombe des nues. On ne sait ni de qui, ni comment – et le spectateur de se livrer à quelques hypothèses saugrenues. Ah, c’est qu’elle avait bien caché son jeu, la friponne ! Mais voilà, le docteur Ravinsky est formel : il aimerait l’aider, il l’a connue toute petite, mais « ça » ce serait prendre le risque d’être radié. On ne rigole pas avec « ces choses-là », à cette époque. Elle devra l’accepter. Sauf que, justement, non. Anne ne veut pas. Son diplôme, donc son avenir, est en jeu. Elle ne peut pas prendre le risque de tout arrêter pour une grossesse non désirée. Ce qui était sous-jacent dans ses réparties et sa façon de se mettre légèrement en retrait dans les groupes se manifeste à présent : l’intelligence et le caractère de cette jeune femme la mettent en porte-à-faux, trop en avance sur une société à l’inertie répréhensible. Son médecin ne veut pas s’en occuper ? Elle en trouvera un autre. Le traitement qu’on lui donne ne fonctionne pas (à moins qu’on lui ait menti) ? Elle ira voir ailleurs. Et les intertitres de commencer à s’aligner, annonçant les semaines de grossesse comme autant d’instants volés à un compte à rebours funeste. Les possibilités s’amenuisent, les échéances approchent, le stress augmente en proportion, l’inquiétude et le fait de dissimuler son état à tout le monde influent déjà sur ses résultats, au point d’attirer l’attention du professeur, qui voit là le symptôme d’un mal-être dont il ne peut que deviner la source, mais qu’elle s’évertuera à taire. Non, tout va bien, il n’y a rien et elle se rattrapera, promis. Évidemment, il n’est pas dupe, mais il n’ira pas plus loin. Une occasion manquée de plus – et le spectateur, déjà complètement accroché à ses basques, de lui hurler de crier à l’aide, de saisir cette opportunité. Mais Anne est trop fière pour cela. Elle finira par demander de l’aide, subrepticement, arrachant force promesses de discrétion absolue. Mais n’est-ce pas déjà trop tard ? Et, si ça ne l’est pas, le risque n’est-il pas trop grand ?
Bouleversant de réalisme, naviguant entre les moments de haute tension et quelques instants de candeur ou de bonheur maternel (on retrouvera avec joie Sandrine Bonnaire dans le rôle de la maman de province, si confiante dans la réussite de sa fille chérie), le film bénéficie avant tout du savoir-faire indéniable d’Audrey Diwan, dont l’approche est d’une pertinence rare, mais également (et surtout ?) de l’interprétation interplanétaire d’Anamaria Vartolomei, dont les yeux métalliques transpercent l’angélisme d’un visage encore un peu poupin ; elle se livre avec courage et détermination à cette caméra chevillée au corps, vissée derrière son épaule, acharnée à montrer les affres que traverse Anne, la manière dont son corps réagit et dont le regard des autres se modifie. Certaines séquences, montrées dans la continuité, font fi des traditionnelles coupes ou champs-contre-champs et le montage s’efforce de ne rien censurer tant que cela reste cohérent avec le projet. Des scènes peuvent gêner par leur brutalité crue et mettront la sensibilité des spectateurs à mal, coupables de suivre cette caméra complice tout en priant pour une issue heureuse. Car le jeu éthéré et méticuleux d’Anamaria, mû par une passion fiévreuse qui transpire par tous ses pores, nous attire irrésistiblement dans ses rets et nous demande de prendre fait et compte pour le sort de cette jeune femme qui n’admet pas que son corps puisse ainsi échapper à son contrôle et fasse d’elle l’esclave d’un système répressif. À ses côtés, les seconds rôles ne font que passer, même la troublante Anna Mouglalis et sa voix pénétrante.
Un grand film, intelligent et pertinent, servi par la redoutable interprétation d’une actrice
promise à un avenir brillant (et qui n'a pas volé son César du Meilleur Espoir féminin).
Lion d'Or à la dernière Mostra de Venise.
Disponible en DVD et blu-ray chez Wild Side depuis le 30 mars 2022.
Titre original |
l’Événement |
Date de sortie en salles |
24 novembre 2021 avec Wild Bunch |
Date de sortie en vidéo |
30 mars 2022 avec Wild Side |
Date de sortie en VOD |
24 mars 2022 avec Wild Side |
Réalisation |
Audrey Diwan |
Distribution |
Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet-Klein, Luàna Bajrami, Sandrine Bonnaire & Pio Marmai |
Scénario |
Anne Berest, Audrey Diwan & Marcia Romano d’après le roman autobiographique d’Annie Ernaux |
Photographie |
Laurent Tangy |
Musique |
Evgueni & Sacha Galperine |
Support & durée |
Blu-ray Wild Side (2022) region B en 1.37:1 / 100 min |
L'Événement (2021) de Audrey Diwan - Selenie
2nd film de la journaliste-romancière Audrey Diwan après "Mais vous êtes Fous" (2019), mais également après avoir signé plusieurs scénarios notamment pour les films de Cédric Jimenez dont l...
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