Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
En récompensant la Nuit du 12 et Pacifiction, l’Académie des Césars marque son attachement pour des œuvres singulières, visuellement fortes et portant l’empreinte de leur réalisateur, cinéaste refusant toute compromission et investi dans chaque étape de son projet. Quitte à perdre en route une partie des spectateurs, pour peu qu’ils n’adhèrent pas à la démarche et aux choix artistiques.
Synopsis : Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.
Et il est clair que Pacifiction divisera, comme il a divisé le public lors de sa présentation à Cannes : les dithyrambes des uns se sont retrouvés face aux huées des autres, et ceux qui ont hurlé au chef-d’œuvre étaient aussi nombreux que les critiques vent debout contre la vacuité du métrage. Quoi qu’il en soit, le film d’Albert Serra n’a pas laissé la Croisette indifférente, ni donc les votants aux Césars et vous aurez l’occasion très bientôt de vous faire une opinion avec sa sortie en vidéo (blu-ray et DVD) le 7 mars 2023, sous la bannière des éditions Blaq Out.
Qu’ils aient apprécié ou détesté, qu’ils se soient ébaubis ou profondément ennuyés, les gens dans les salles ont tout de même partagé un large consensus sur deux points au moins : la photographie crépusculaire d’Artur Tort et l’interprétation lunaire de Benoît Magimel – à laquelle on peut ajouter la troublante performance de Pahoa Mahagafanau dont l’intonation et la diction particulières, ainsi que les attitudes équivoques, entrent parfaitement en résonance avec l’atmosphère éthérée de l’île.
Magimel campe un Haut-Commissaire de la République (l’équivalent d’un préfet) et sert de point focal à une histoire fuligineuse à base de rumeurs persistantes : De Roller promène sa forte silhouette blanche tel un spectre hantant chaque recoin de Tahiti et va au-devant des personnages qu’il estime représenter un risque pour la stabilité locale. Que fait ici cet amiral et sa délégation de marins ? Rien, le rassure-t-on à demi-mots. Tout au plus viennent-ils fréquenter l’établissement nocturne le plus couru du coin, tenu par un individu un peu louche bien connu de De Roller, mais qu’il va s’empresser de garder, également, à l’œil. Tout comme il s’évertue de calmer les tensions grandissant chez les associations locales : est-ce vrai qu’ils vont reprendre les essais nucléaires à Mururoa ? Le Haut-Commissaire a déjà su se faire comprendre par le passé des forces d’opposition qui pourraient faire basculer l’opinion des habitants et briser l’équilibre politique de la contrée. Encore des compromis à faire passer, avec son calme et sa sérénité habituels : De Roller se fond en promesses, vantant son bilan, soulignant son respect de la population et sa méfiance vis-à-vis de la hiérarchie métropolitaine. Arpentant l’archipel, il relève les sujets d’inquiétude (pourquoi a-t-on volé les papiers de ce diplomate portugais ? Que vient faire cet Américain trop discret pour être honnête ? Comment gérer la crainte d’une reprise effective des essais nucléaires ? Quelle est cette histoire de filles qui disparaissent la nuit ? Et de sous-marin ? Et si tout était lié ?), mène une enquête en pointillés, interrogeant placidement les individus susceptibles d’apporter une réponse. Aux rumeurs lui répondent des rumeurs, de vagues menaces et des soutiens fragiles. Les alliés d’hier risquent d’être les adversaires de demain et ses rares appuis ne semblent pas très empressés à le soutenir…
Dans le peau de cet homme difficile à appréhender, constamment entre deux eaux, Benoît Magimel livre une prestation complètement en adéquation avec le ton particulier du film : des phrases atones, une expression posée, contrainte, légèrement maniérée, volontairement teintée d’artifices, comme si l’homme s’effaçait la plupart du temps (sauf dans une très belle scène muette sous la lune) derrière le haut-fonctionnaire, comme si les sentiments cédaient la place aux principes. Il récite des sentences monocordes et slalome entre discussions banales et entretiens polis, ménageant autant que possible les susceptibilités. On sent que derrière cette façade habilement entretenue de bon vivant un peu pataud, un peu discret et très solitaire se cache un homme angoissé, sans doute pour son avenir, mais peut-être aussi pour cette île et ses habitants, sans qu’on sache exactement quelle est la part d’affection réelle qu’il entretient envers eux. Entre alliances de circonstance et méfiance prudente, il semble échafauder un plan impalpable, cherchant des preuves sans véritablement passer à l’action. Attitude sur le terrain qui vient contredire ses belles paroles et son goût avoué pour la violence.
Il noue en outre une relation étrange avec Shannah, une employée de l’hôtel qui apparaît comme une espèce de balise dans son parcours spectral, parlant peu, révélant encore moins, mais semblant essentielle à son enquête – comme s’il était persuadé de l’existence d’un double jeu, d’un monde occulte sous le ciel paradisiaque de la Polynésie. Car en dehors de quelques séquences nautiques ou aériennes, le film propose essentiellement des scènes sombres, voilées sous les dernières lueurs du soleil couchant, lorsque tout se pare de teintes surnaturelles, mélange de vieux rose et de violine. Entre chien et loup, où la faune interlope sort de son trou et les gens de tous bords se retrouvent pour boire, danser ou s’adonner à d’autres plaisirs plus secrets.
Pacifiction, bien que bâti sur une intrigue vaguement politique aux relents d’enquête policière, ne suivra pas les codes habituels de ces genres, préférant diffuser avec une lenteur mesurée une sorte de journal intime irréel, comme le témoignage après coup, bardé d’une profonde nostalgie, de rêves éveillés trompeurs. Sous ses apparats mordorés et sa lumière ténue, le film dévoile une langueur post-moderne qui ravira les stylistes et agacera ceux qui attendaient les péripéties, les coups du sort, traîtrises et autres guet-apens. Il ne s’agit pas d’un film d’action, au contraire, mais plutôt d’un film d’attente, dilatant ce calme avant la tempête qui s’annonce, bâti sur des soupirs, des craintes, des murmures et des intentions. Il ne s’y passe rien, ou pas grand-chose, et il ne raconte pas davantage que des états d’âme impatients sous des ombres qui s’allongent. Une œuvre un peu désespérée, que certains prendront pour une évocation stylée du vide, là où d’autres ont crié au chef-d’œuvre, séduits par la langoureuse beauté de cette torpeur polynésienne qui recèle en son sein quelque maléfice vaudou ou la promesse de lendemains qui déchantent.
Je demande d’abord aux deux monteurs de ne monter que ce que j’aime. Tant pis pour la narration. De toute façon mon énergie ne se situe pas du côté de la dramaturgie, c’est toujours par hasard si celle-ci finit par apparaître.
Qu’on aime ou pas, le film d’Albert Serra a le mérite d’exister par lui-même au milieu de métrages formatés et de scripts standardisés et, sans explosion ni violence, sans montage frénétique ni musique tonitruante, saura peut-être stimuler l’imaginaire de certains. À tenter donc, si possible en blu-ray pour bénéficier des basses inquiétantes de la piste son et d’une palette de couleurs rehaussée – même si on aurait souhaité une définition supérieure.
Titre original |
Pacifiction |
Date de sortie en salles |
9 novembre 2022 avec les Films du Losange |
Date de sortie en vidéo |
7 mars 2023 avec Blaq Out |
Réalisation |
Albert Serra |
Distribution |
Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini & Sergi López |
Scénario |
Albert Serra & Baptiste Pinteaux |
Photographie |
Artur Tort |
Musique |
Marc Verdaguer & Joe Robinson |
Support & durée |
Blu-ray Blaq Out (2023) en 1.78:1 / 165 min |