Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
RÉSUMÉ : Hirayama travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Il s’épanouit dans une vie simple, et un quotidien très structuré. Il entretient une passion pour la musique, les livres, et les arbres qu’il aime photographier. Son passé va ressurgir au gré de rencontres inattendues.
Parmi les films les plus appréciés à Cannes, Perfect Days a su se frayer un chemin de choix au cœur des plus grands festivals de cinéma et ce, non seulement par la performance indiscutablement brillante de son acteur principal, mais également par sa narration impassible et le choix de son sujet.
Lorsque Wim Wenders avait été approché pour ce projet, il s’agissait à l’origine de créer une mini-série documentaire sur les toilettes japonaises à l’occasion des Jeux Olympiques, en insistant sur les aspects conviviaux, architecturaux et esthétiques de ces lieux qui font partie intégrante de la culture nippone. Le réalisateur des Ailes du désir, grand admirateur de cette dernière et surtout de ce chaos organisé qu’est la ville de Tokyo, a préféré opter pour un long-métrage, d’autant qu’il se voyait octroyer l’autorisation de tourner dans des endroits jusque lors inédits au cinéma. Entièrement filmé dans la capitale de l’archipel, et plus spécifiquement dans le quartier de Shibuya, le film s’est fait en un temps record, avec l’aide d’un dialoguiste performant, dès lors que Yakusho a accepté l’offre du metteur en scène (qui tenait absolument à ce que ce soit lui qui incarne ce « moine avec la tête de Leonard Cohen » - c’est ainsi qu’il présente son personnage dans l’austère mais très riche entretien qu’on trouve en bonus sur le blu-ray).
Car Hirayama, tout en refusant de se définir comme tel, vit comme un moine, et c’est ainsi que le film nous le présente, par une succession de petits rituels qui scandent sa journée. Logeant dans un petit appartement très chichement meublé, il se réveille aux aurores, au son du balai passé par une vieille dame dans une rue voisine. Il replie dans un coin de la pièce principale, tapissée de tatamis, son futon avant de procéder à une toilette sommaire et, immanquablement, d’arroser délicatement les plants qui agrémentent une petite chambre annexe. On aura tout de même l’occasion par la suite de découvrir qu’il dispose d’un nombre considérable de livres de poche qui débordent de sa bibliothèque personnelle, et d'une collection assez impressionnante de vieilles cassettes audio qu'il écoute dans la camionnette qui lui sert à se rendre au travail : deux de ses passions quotidiennes avec la photo car prend de temps en temps des clichés des frondaisons des arbres pendant ses pauses. Pas de liseuse, pas de smartphone (uniquement un vieux téléphone à clapet), pas de compte Deezer ou Spotify : il lit des livres, écoute de la musique et fait des photos en utilisant des appareils désuets, déconnecté d’une réalité numérique qui rugit autour de lui. Et, surtout, il fait son job avec méticulosité, un soin infini, respectueux de ces temples d’aisance que sont les toilettes publiques au Japon et de leurs usagers, aussi bourrus et éméchés qu’ils peuvent l’être après une nuit trop arrosée. Les soucis du quotidien glissent sur cet homme qui s’émerveille chaque fois qu’il franchit la porte de chez lui et lève les yeux sur une nouvelle aube, un nouveau jour, un nouveau monde tel que le chante Nina Simone (ou Otis Redding, the Animals, les Stones, Van Morrison et surtout Lou Reed qui constituent l’essentiel de la bande son).
Hirayama ne s’exprime guère, comme si les mots étaient trop précieux pour être gâchés alors qu’un regard, un geste peuvent suffire. Son propre adjoint, un jeune un peu paumé qui ne sait comment séduire la fille de ses rêves, n’entend jamais le son de sa voix – mais il s’exprimera lorsqu’il le faudra, par exemple pour rassurer un petit garçon perdu dans les toilettes, ou quand, surgissant de son passé mystérieux (on en était réduit aux conjectures sur ce qui l’avait ainsi poussé hors du temps), sa nièce l’attendra un soir à son retour de tournée.
Perfect Days, dans son rythme lancinant et monastique, rebutera les amateurs de films effrénés. Ils n’y trouveront pas les sensations brutes et le tempo hérités des réseaux sociaux. Avec son image carrée qui permet de ne se concentrer que sur le sujet, il risque de lasser les habitués des grands espaces et des formats grandioses. C’est bien dommage car il recèle en son sein une forme d’harmonie qui invite les spectateurs à s’arrêter pour regarder le monde, s’imprégner de sa beauté intrinsèque, de celle qui se cache derrière l’humain, de s’émerveiller de ces jeux d’ombre éphémères engendrés par les rayons de soleil sur la canopée végétale. On se doute qu’Hirayama a souffert dans une autre vie, que sa réclusion est peut-être volontaire : est-il le rescapé d’un drame familial ? D’une maladie mortelle ? Des réponses viendront à qui poursuivra son placide visionnage, mais pas toutes, laissant un peu de mystère accroché aux épaules de cet homme foncièrement bon, perpétuellement souriant, qui s’émeut d’un message secret dissimulé dans les toilettes, s’émerveille devant une brindille, profite de plaisirs simples (il est un habitué d’établissements discrets où il prend de petites collations) et capable d’actes de bonté soudain, comme s’il ne supportait pas la douleur des autres.
Et derrière cet homme s’illustre une ville à nulle autre pareille, amoncèlement hétéroclite d’habitations dérisoires et d’immeubles stratosphériques (surplombant son petit logement, le Sky Tree apparaît tel un symbole dans de très nombreux plans), de parcs empreints de sérénité et de rues bondées, de temples quiets et de petites échoppes bruyantes. Les toilettes que nettoie amoureusement notre héros sont parfois de véritables œuvres d’art architectural, ou des petites prouesses technologiques tandis qu’au Flash Disc Range on est prêt à lui racheter ses cassettes audio de Lou Reed pour plus de 100 $... Cité de contrastes, métropoles de tous les possibles, et au milieu d’elle, un homme seul qui regarde les feuilles des arbres bouger et y trouve la paix que tout le monde cherche ailleurs.
Un film d’une beauté poignante, qui saura vous émouvoir avec pudeur au détour d’une scène d’une exquise délicatesse, ou par son final d’une justesse implacable. Et restez bien jusqu'à la fin du court générique, vous aurez ainsi la possibilité d'apprendre quelque chose sur le film, un de ces petits riens auxquels les Japonais aiment donner des noms si chargés de sens et de poésie.
Titre original |
Perfect Days |
Date de sortie en salles |
29 novembre 2023 avec Haut & Court |
Date de sortie en vidéo |
4 juin 2024 avec Blaq Out |
Réalisation |
Wim Wenders |
Distribution |
Kōji Yakusho, Arisa Nakano, Reina Ueda & Tokio Emoto |
Scénario |
Wim Wenders & Takayuki Kuma |
Photographie |
Franz Lustig |
Musique |
Milena Fessmann |
Support & durée |
Blu-ray Blaq Out (2024) region B en 1.33 :1 / 125 min |