Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
RÉSUMÉ : Jérémie revient dans le village de son enfance pour assister aux funérailles de son ancien patron, l’ex-boulanger du coin. Il est accueilli par Martine, sa veuve, qui l’invite à demeurer quelques temps à la maison. Jérémie ne se fait pas prier malgré des relations tendues avec Vincent, le fils de Martine ; il en profite pour renouer avec Walter, un ancien camarade de Vincent, sous les yeux de l'abbé Philippe Grisolles qu’il croise régulièrement en allant dans la forêt. Sa présence dans le petit village ardéchois exacerbe les tensions et les sentiments, au point que lorsque survient une disparition, il se retrouve au coeur de l'attention et immédiatement suspecté...
Avec l’Inconnu du lac en 2013, Guiraudie avait déjà capté l’attention du monde du cinéma pour une œuvre qui présentait déjà des thèmes similaires, thèmes qui semblent désormais être à la fois sa marque de fabrique et au cœur de ses préoccupations : la mort, la solitude et le désir (surtout lorsqu’il est ou doit être secret, caché) généralement filmés dans un cadre rural, un monde reculé loin de la ville et sa modernité. Ainsi, natif de l’Aveyron, c’est dans ce département qu’il choisit de tourner l’essentiel de l’action de Miséricorde – quand bien même Saint-Martial soit censé se trouver en Ardèche.
Et le contexte géographique apparaît comme un élément primordial de l’œuvre filmée ici : le film ouvre sur les routes de campagne menant au village, montrées du point de vue du conducteur de l’automobile (qui s’avèrera être Jérémie). Une longue séquence muette qui aboutit devant la porte d’une maison jouxtant une vieille boulangerie. Le village et ses ruelles étroites sera régulièrement à l’écran, à l’occasion des très fréquentes promenades de Jérémie : arrivé en voiture, c’est à pied qu’il arpente la bourgade où il semble difficile d’échapper aux regards indiscrets tant elle a l’air ramassée sur elle-même. En quelques mètres, on aboutit à l’église et au presbytère, quartier général du père Philippe qu’on retrouve aussi bien à table chez Martine que dans la forêt avec son panier à champignons. Car c’est l’automne : les frondaisons se parent de mille teintes somptueuses, arborant le vieil or et le grenat comme les ornements de vêtements sacerdotaux. Le sol y est gras, abondamment arrosé par les pluies de saison, qui ne durent heureusement pas et permettent, une fois passées, la cueillette des cèpes qui abondent.
C’est dans la forêt que Jérémie retrouve une première fois Vincent après l’enterrement : ils y abordent quelques souvenirs d’enfance avant d’être interrompus par le prêtre. L’on devine une relation conflictuelle et passionnée : Vincent est à la fois heureux que Jérémie reste, mais furieux de sa présence chez sa mère. Il lui prête des intentions peu louables mais l’on devine un passif douloureux, qui ne sera pas dévoilé directement mais qui transpirera dans chacune des interactions du jeune homme de Toulouse avec ses anciennes relations du coin : il admire ouvertement feu son ancien patron au point d’être fasciné par les photos d’un album de souvenirs (« Tu l’aimes encore ? » lui demande Martine) ; sa première visite est pour Walter, un célibataire vivant à l’orée du village et qui a été un camarade de jeux pour Vincent – et l’on devine qu’il désire autre chose que reparler du passé ; Martine elle-même s’empresse de le garder à la maison, au point de lui prêter des vêtements de son défunt époux : la façon dont elle le regarde implique autre chose que le simple besoin de ne pas être seule.
D’ailleurs, au-delà des paroles qui donnent une désagréable impression d’artifice, ce sont bien les regards qui emplissent l’écran et susurrent bien des choses inavouables : celui du père Philippe qui sait manifestement beaucoup de choses sur ce qu’il se passe (à l’heure de l’affaire de Bétharram, on ne peut pas s’empêcher de penser à qui a pu se passer lorsque Walter, Jérémie et Vincent étaient plus jeunes). S’est-il passé quelque chose entre lui et eux ? Entre Martine et Jérémie ? Entre Jérémie et Vincent ? Y avait-il autre chose qu’une simple relation de travail entre Jérémie et le mari de Martine ? Des suppositions malsaines qui pourtant sourdent intentionnellement de chacune des confrontations. Manifestement, Jérémie, par sa simple présence, réveille quelque chose chez ces gens, quelque chose d’inassouvi, de secret ou d’inavoué. Lui-même sait-il précisément ce qu’il fait lorsqu’il va au-devant de ce qui ne pourra aboutir qu’à des complications ?
Au moment du drame, le spectateur en est réduit à des hypothèses qui vont perturber fortement l’ordre des choses et surtout la vision qu’on en a, notamment sur les motivations de chacun. Dans ce petit village si pittoresque de l’Ardèche, les non-dits planent comme des ombres et se faufilent dans les brèches, entre les pierres disjointes des vieilles bâtisses, entre les branches désarticulées des vieux arbres : le mystère recouvre Saint-Martial d’une chape de brume, opacifiant les relations. Les dialogues apparaissent creux et sans nuances, les personnages figés dans une apparence de vérité derrière laquelle se profilent des envies d’immoralité. On n’est parfois pas loin de Twin Peaks, sauf qu’on n'en saura jamais vraiment davantage, contraint de suivre les pénibles tribulations d’un Jérémie désormais soupçonné : tous les regards convergent vers ce jeune homme un peu emprunté, différent, séduisant par sa gaucherie, qui ne parvient qu’à bredouiller des excuses bidon, récusées par d’autres histoires sans queue ni tête lorsque des gendarmes un peu trop perspicaces reviendront à la charge.
C’est cette atmosphère presque onirique, tendant au surréalisme des scènes, qui sort le métrage du lot : Guiraudie désirait (comme il l’avoue dans un entretien de trente minutes présent sur le blu-ray) traiter de la miséricorde dans un sens qui lui est particulier, davantage tourné vers le pardon que vers la pitié et la commisération – et donc, faut-il/peut-on pardonner une faute grave ? Un crime atroce ? Il pousse ce questionnement dans ses retranchements moraux, se servant du contexte religieux comme d’un champ d’expérimentation. Et tout cela avec une certaine jubilation dans laquelle se fond avec aisance une Catherine Frot égale à elle-même.
Cette ambiance aussi bucolique qu’inquiétante mâtinée d'un sentiment d’étrangeté hissent le film à un point qui semblera incongru par les spectateurs qui y ont été hermétiques. La cérémonie des César approchant, c’est l’occasion de vous faire une idée : serez-vous aussi dithyrambiques que les journalistes des Cahiers ?
Titre original |
Miséricorde |
Date de sortie en salles |
16 octobre 2024 avec les Films du Losange |
Date de sortie en vidéo |
4 mars 2025 avec Blaq Out |
Réalisation |
Alain Guiraudie |
Distribution |
Catherine Frot, Jean-Baptiste Durand, Félix Kysyl, David Ayala & Jacques Develay |
Scénario |
Alain Guiraudie |
Photographie |
Claire Mathon |
Musique |
Marc Verdaguer |
Support & durée |
Blu-ray Blaq Out (2025) en 2.35 :1 / 103 min |