Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : Leila et Damien s’aiment profondément. Malgré sa fragilité, il tente de poursuivre sa vie avec elle sachant qu’il ne pourra peut-être jamais lui offrir ce qu’elle désire.
Sa sortie le 1er février 2022 en vidéo chez Blaq Out permet de redonner sa chance à ce film qui a remué un peu le Festival de Cannes par son sujet et ses partis-pris.
Lafosse, en cinéaste réaliste, explorateur des relations humaines et des sentiments, s’appuie ici sur sa propre expérience, lui qui a grandi auprès d’un père maniaco-dépressif. Écrit, récrit à plusieurs mains, le scénario va donc faire la part belle à cette sensation de rupture dans le réel d’une famille dont le noyau, pourtant solide, fondé sur un amour concret et des sentiments partagés, va s’effriter, se fissurer sous la pression engendrée par la gestion d’une maladie qui ronge la psyché de l’un et les certitudes des autres. Cadré constamment à hauteur d’homme, resserré sur les visages, le film sait nous happer tout en nous plongeant dans nos propres questionnements, nous procurant malaises et gênes mêlées de fascination dolente. Le réalisateur laisse peu de place à la respiration dans son métrage, nous plongeant régulièrement dans les confrontations verbales entre les deux membres du couple ou dans les délires effrénés du mari : car Damien, artiste-peintre, crée ses œuvres dans l’urgence et, sans savoir laquelle nourrit l’autre, laisse libre-cours à son énergie démiurgique comme à sa pathologie mentale. La pression qu’il s’impose (même son galeriste lui explique qu’il n’a pas à s’infliger ce rythme de quarante toiles en quarante jours) ouvre les portes à son état second et entreprend de ruiner les fondations de son foyer.
Pourtant Damien aime Leila. Cela se sent. Il aime aussi son fils. Cela se voit. Cependant, il ne peut parfois s’empêcher, indirectement, de leur faire du mal. Sans vraiment le vouloir et, parfois, en croyant bien faire.
Car Damien est bipolaire.
On ne le comprendra pas tout de suite. Le terme lui-même n’est prononcé que dans le dernier tiers du film. Néanmoins les quinze premières minutes nous posent suffisamment clairement les bases, au point qu’il ne s’agit pas vraiment d’un spoiler (rassurez-vous). Les Intranquilles s’ouvre sur un plan fixe, celui de Leila, allongée dans une robe d’été sur le sable d’une crique méditerranéenne (les scènes du début ont été tournées dans le Var) ; le temps semble suspendu, chose qui n’arrivera que rarement ensuite. Puis l’on passe à l’autre moitié de la famille : Damien pilote un hors-bord et fait profiter des joies de la vitesse et des embruns sur le visage à son fils épanoui. Il fait beau. Mais l’heure tourne et il est temps de rentrer auprès de Leila qui les attend. C’est là que Damien, abruptement, annonce au fiston qu’il va rentrer à la nage, lui laissant le soin de ramener le bateau. Inquiétude du gamin mais son père lui dit qu’il a confiance, qu’il sait le faire. En effet, Leila récupèrera son enfant sain et sauf puis devra attendre, et attendre encore, que son mari revienne. L’angoisse commence à l’étreindre et elle tente de n’en rien montrer au petit. Finalement, Damien reparaît…
Et ce n’est que le début d’une spirale dans laquelle Joachim Lafosse va nous emporter. Choisissant de limiter les cadres larges, il nous entraîne au sein d’un maelström de situations toujours plus malaisantes, plus exigeantes, mettant la patience et les nerfs de Leila mais aussi du père de Damien à rude épreuve. Quand Damien peint, il est comme possédé, et les quelques scènes qui évoquent son processus créatif sont fascinantes (ancien élève aux Beaux-Arts, l’acteur a été coaché par un véritable peintre et certaines des toiles qui prennent vie à l’écran sont en partie de son cru). Le problème est que dès lors qu’il entre dans ce processus, il n’en sort plus : au lieu de dormir, il répare des Solex, va faire des courses, prépare des repas gargantuesques, comme s’il devait absolument être dans l’action sous peine de voir cette énergie débordante le faire exploser.
Au début, sa brusquerie sans fard plaît aux enfants, avec lesquels il a une sorte de connivence ; il se prête à leurs jeux et, comme eux, transgresse les codes sociaux – jusqu’à risquer sa propre existence. Mais cette espèce de démence immodérée le pousse à dépasser les barrières, briser les tabous
Damien sera une première fois hospitalisé et suivra ensuite, de retour chez lui (dans un joli petit village du Luxembourg), suivre un traitement sévère. Cette fois, Leila y veillera, autant qu’elle le peut. Car elle commence à être à bout, à ne plus pouvoir s’occuper d’elle parce que son mari cinglé et son fils sollicitent la plus grande partie de l’énergie qu’elle-même a à proposer. De femme aimante et compréhensive, elle bascule dans l’épouse bafouée et intolérante : car quand Damien replonge, il met également la vie de ses proches en danger. Elle ira jusqu’aux menaces, aux ultimatums, sacrifiant son statut de femme à celui de mère.
Doté d’un environnement sonore impeccable (magnifique bande-son), le DVD offre quelques très belles images grâce à un soin tout particulier apporté à l’éclairage. Les yeux enfiévrés de Damien (qui livre une prestation convaincante), le beau visage de Leila au naturel (qui joue une partition méritoire) alternent avec quelques rares paysages enchanteurs dans une atmosphère oppressante qui met le spectateur mal à l’aise. Le montage nous perd, sans doute volontairement, dans la linéarité et les repères temporels ou spatiaux sont obscurs, au point qu’on se demande régulièrement où tout cela va mener – tout en redoutant le drame, l’accident qui devraient immanquablement survenir. Toutefois le métrage déjoue les pronostics, nous mettant continuellement en porte-à-faux, engendrant une bonne dose d’inconfort dans un film au tempo lent scandé par les crises et les disputes, dont l’impact douloureux procure des sensations similaires aux Noces rebelles ou, dans un registre plus proche, à Chronic.
À voir dans de bonnes dispositions, à apprécier pour sa justesse de ton.
Titre original |
Les Intranquilles |
Date de sortie en salles |
29 septembre 2021 avec les Films du Losange |
Date de sortie en vidéo |
1er février 2022 avec Blaq Out |
Date de sortie en VOD |
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Réalisation |
Joachim Lafosse |
Distribution |
Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Patrick Descamps, Alexandre Gavras & Gabriel Merz Chammah |
Scénario |
Juliette Goudot, François Pirot, Chloé Léonil, Pablo Guarise, Lou Du Pontavic & Anne-Lise Morin |
Photographie |
Jean-François Hensgens |
Musique |
Olafur Arnalds & Antoine Bodson |
Support & durée |
DVD Blaq Out (2022) zone 2 en 2.35:1/118 min |