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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

la Bête dans la jungle

la Bête dans la jungle

Synopsis : Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La « chose » finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.

la Bête dans la jungle

Les spectateurs sont passés par toutes les émotions (ou aucune) et tous les sentiments et qualificatifs sur ce film qui continuera sans doute longtemps à diviser : sorti à la fin de l’été 2023, cette nouvelle adaptation d’un récit d’Henry James (en attendant celle de Bertrand Bonello et bien après celle de Marguerite Duras & Benoît Jacquot en 1988) a suscité l’admiration et l’ennui, la fascination et l’agacement, a hypnotisé bon nombre de critiques et déconcerté les autres qui trouvaient « sinistre » ce que leurs collègues voyaient comme « ensorcelant », « poétique » ou « passionnant ». Sa récente sortie en vidéo vous permettra de juger sur pièces…

Le mystère de La Bête Dans La Jungle me hante depuis très longtemps. Il touche à quelque chose dont personne ne parle, mais que tout le monde reconnaît : ce sentiment terrifiant de passer à côté de sa vie, justement parce qu’on espère une vie au-dessus de la vie, une vie extraordinaire, une vie projetée dans l’avenir.

Patric Chiha

la Bête dans la jungle

Après un préambule nous montrant des images granuleuses au format carré d’une petite fête de village, nous nous retrouvons en 1977, à Paris : May, jeune femme dynamique et malicieuse, se rend avec ses inséparables amis dans une nouvelle boîte de nuit, un établissement sans nom à l’entrée duquel il faut montrer patte blanche. La physionomiste les laisse pénétrer et s’adonner aux joies du dance floor immense où May va onduler au rythme d’une musique rythmée et hypnotique, au milieu de danseurs au bord de la transe. Avant de s’interrompre soudain : à l’écart de la piste, immobile, se tient un jeune homme qui ne semble pas perméable aux vibrations et aux pulsations des haut-parleurs, presque hors du temps. Elle l’aborde car elle le reconnaît : c’est John, le même garçon qu’elle a connu, dix ans auparavant, lors de cette fête où il regardait les autres s’amuser, assis dans les gradins, insensible aux joies simples et éphémères des estivants. Une fête au cours de laquelle il lui avait avoué son grand secret : il se savait promis depuis toujours à un destin hors du commun, et il attendait l’événement qui le transcenderait, qui bouleverserait son existence.

la Bête dans la jungle

On fait des films justement parce que quelque chose nous frappe, nous émeut et qu’on ne saurait nommer ou expliquer. C’est quand apparaît un doute, un mystère, que nait en moi le désir de film.

Patric Chiha

Envers et contre tout, May, la lumineuse, la sylphide, la chaleureuse, va accepter de tenir compagnie à cet être quasi-mutique, qui ne danse pas, ne rit pas, ne pleure pas, porte les mêmes pauvres vêtements (mais la physionomiste le laisse passer car, au fond, elle « l’aime bien »), s’exprime en un français impeccable quoiqu’un peu suranné, brodé d’un accent britannique étrange. On ne sait rien de lui car il ne donne que peu d’éléments sur sa vie, son travail (« peu intéressant ») ou ses relations : il n’a pas d’ami en dehors de May à qui il demande de partager sa mission, de rester avec lui le temps que « la chose » s’accomplisse et le transforme. Et quand bien même cette singulière relation refuse le contact, l’investissement émotionnel, voire même l’empathie, elle va peu à peu prendre une place trop importante dans l’existence de la jeune femme, au point d’impacter profondément les siennes : certes, elle va se marier avec son ami de toujours, Pierre, mais lui-même n’est pas dupe du lien étrange mais trop étroit qui unit May et John, lesquels se retrouvent toujours, immanquablement, chaque samedi soir dans la Boîte sans nom, à regarder les autres danser, échanger quelques propos ou simplement glisser hors de l’essence du temps. Les années vont ainsi passer, les mœurs évoluer, les styles vestimentaires et musicaux s’adapter, mais ces deux-là y restent imperméables, dans l’attente de ce qui adviendra.

la Bête dans la jungle

Par ses choix drastiques, le film ne peut que diviser : ceux qui attendent une expérience filmique dynamique en seront pour leurs frais. Esthétiquement, c’est impeccable, et la caméra de Céline Bozon trouve des angles et des cadres qui se conjuguent parfaitement avec les choix d’éclairage et de musique. Bizarrement, là où l’on aurait pu avoir un choix de play-lists tirées des époques traversées (du disco pur jus à la techno), la direction artistique a choisi un score plus hétéroclite qui parvient tout de même à susciter cette sorte d’hypnose transcendantale qu’on peut éprouver lorsque l’on s’adonne corps et âme à la danse. Impossible de ne pas vibrer sur les notes de Hills of Katmandu.

la Bête dans la jungle

L’interprétation peut engendrer un certain rejet, surtout face au hiératisme évanescent de Tom Mercier : dans la peau de ce pantin désarticulé, systématiquement décalé par rapport à la trépidation de la sono, immobile, le regard perdu et le visage figé en une moue enfantine, qui semble réciter au lieu de s’exprimer, ne hausse jamais le ton, l’on peut fustiger un manque de charisme ou admirer un intense travail de positionnement (beaucoup plus physique qu’on ne pourrait le croire d’après le réalisateur). À ses côtés, Anaïs Demoustier est égale à elle-même, solaire dans le monde des oiseaux nocturnes, piquante et souriante, qui petit à petit va se synchroniser – sans jamais y parvenir tout à fait – sur le caractère atone de son partenaire. Son phrasé naturel tranche complètement avec le tempo métronomique de Mercier, et elle déborde d’une sorte d’enthousiasme juvénile qui illumine la pellicule. On remarquera l’accent délicat porté sur la physionomiste incarnée par Béatrice Dalle, comédienne que Patric Chiha tient en haute estime, et dont le personnage intègre l’histoire par le biais d’une voix off qui apporte un peu de didactisme dans un scénario éthéré, où l’on se perd en conjectures et où l’on aimerait bien, de temps en temps, botter le cul de John en lui hurlant d’enfin tenter de vivre au lieu d’attendre à côté de sa vie.

la Bête dans la jungle

L’intensité particulière des scènes de danse et le côté répétitif du dispositif rappellent par instants celui du Bal d’Ettore Scola et instillent un sentiment de mal-être, de déphasage, qui perturbe l’interprétation des signes et des symboles : les dialogues se font rhétoriques, les séquences se désincarnent et seul le rappel de certains événements marquants (qui viennent scander à contretemps le fil de leur non-existence) permet d’assimiler le passage du temps – le temps qui va marquer de son empreinte inéluctable les vies des compagnons de May, et jusqu’à l’organisation de la boîte sans nom, tandis que nos deux vrais-faux tourtereaux continueront de glisser hors de son atteinte, dans une attente infructueuse et délétère.

La boite de nuit est à la fois l’espace euphorique du présent permanent, de l’éternelle jeunesse, et l’espace mélancolique du temps infini parce qu’en dehors du réel, du quotidien. C’est un théâtre où l’on rêve la vie plus qu’on ne la vit.

Patric Chiha

Il y aura bien une morale, discernable assez tôt, mais qui tombera comme un constat amer : qu’on aime ou pas la manière dont cette histoire est filmée, on regrettera sans doute le manque d’émotions sincères et ce détachement parallèle au style de narration qui empêchera le spectateur de partager les tourments des personnages – à moins d’être happés dans le vertige illusoire de cette promesse et d’espérer vainement, mais fermement, une résolution métaphysique à la hauteur des enjeux. Certains, donc, se sont pris à ce jeu prophétique et ont adoré. D’autres sont restés imperméables à la dialectique choisie et n’y ont vu que de la poudre aux yeux, superfétatoire voire prétentieuse. Le métrage a le mérite d’exister et vous verrez qu’il a ce pouvoir imprévu de faire vaciller vos certitudes et de hanter vos rêves.

 

Le DVD Blaq Out propose, outre le film en stéréo ou en 5.1, un entretien avec le réalisateur, un cinéaste autrichien qui sait parfaitement parler de cinéma.

Dans la salle de cinéma, ne sommes-nous pas tous May et John, ces spectateurs qui guettent à la surface de l’écran ou du monde une bête qui pourrait surgir et bouleverser leur vie ?

Patric Chiha

Titre original

La Bête dans la jungle

Date de sortie en salles

16 août 2023 avec les Films du Losange

Date de sortie en vidéo

5 décembre 2023 avec Blaq Out

Réalisation

Patric Chiha

Distribution

Anaïs Demoustier, Tom Mercier & Béatrice Dalle

Scénario

Patric Chiha, Axelle Ropert & Jihane Chouaib d’après une nouvelle d’Henry James

Photographie

Céline Bozon

Musique

Dino Spiluttini, Yelli Yelli & Florent Charissoux

Support & durée

DVD Blaq Out (2023) zone 2 en 1.66 :1 / 103 min

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