Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : En l’an 1193 avant Jésus-Christ, alors que le roi Agamemnon de Mycènes, en Grèce, mène une guerre sans relâche pour rallier tous les peuples de la mer Egée à sa cause, Pâris, Prince de Troie, enlève Hélène, Reine de Sparte, à son mari Ménélas, frère d'Agamemnon. Les Grecs, bardés de leurs bouillants héros et de leurs rois illustres venus de toutes les provinces, entament alors le siège de Troie.
L'Iliade sans les dieux était une gageure, un pari d’adaptation forcément casse-gueule : l’un des récits fondateurs de la culture judéo-chrétienne et européenne réécrit à la sauce blockbuster en mettant l’accent sur le glamour du casting et l’impact des grandes batailles héritées du choc représenté par le Seigneur des Anneaux, ça risquait de faire grincer des dents, d’engendrer des fous-rires nerveux et beaucoup de commentaires désobligeants. C’était surtout courir le risque de dénaturer une épopée dont la particularité était de voir des héros humains transcendés par la gloire martiale et un destin hors du commun, se hissant au niveau des divinités du Panthéon grec – et ces dernières participer activement, c'est-à-dire sur le terrain, le champ de bataille, aux combats devant décider du sort d’une cité inviolée depuis des siècles. Dans la rage du conflit, au milieu des duels dantesques, certains de ces hommes réussissent en effet l’exploit de tenir tête, voire de l’emporter face aux dieux, en parvenant à en blesser quelques-uns. Diomède, Ajax et surtout Achille, bien que d’ascendance divine, atteignent ainsi ce statut comparable de nos jours aux très grands super-héros, et les exploits légendaires d’un seul d’entre eux, immédiatement entrés dans la légende, ont la capacité de faire pencher la balance. Cette nature singulière que revêt le demi-dieu, plus tout à fait un homme, mais pas vraiment une divinité, et qui a fasciné des générations d’Hellènes et de Romains – ainsi que les peuples qui leur étaient inféodés – a également conquis le cœur des Nippons qui n’hésitent jamais à recréer ces récits épiques, voire à les transposer dans le présent (les Chevaliers du Zodiaque).
Or le projet de la Warner Bros. s’avère bien différent, quoique reposant ouvertement sur les tenants et aboutissants de la guerre qui fonda mythologiquement le peuple grec. David Benioff, pas encore le show runner courtisé par toutes les sociétés de production après l’aventure Game of Thrones, a su relever audacieusement, bien qu’à l’aide de partis-pris discutables, ce pari de recréer la saga d’Homère en en ôtant toute la facette divine et en recentrant l’intrigue sur les individus avant tout, leurs pulsions, leurs envies et leurs colères. Au lieu d’être les jouets d’un panthéon inaccessible, les voilà soumis à leurs propres désirs, contraints par le destin souvent funeste à suivre une voie qui apparaît écrite d’avance : certes, on consulte les oracles, on déchiffre les présages, et nombreux sont ceux qui se voient propulsés sur le champ de bataille en étant persuadés d’y trouver une mort glorieuse, ou un succès indiscutable. Tout le paradoxe de cette histoire modernisée, qui ne parvient malgré tout le talent du scénariste, que rarement à trouver son point focal et surtout sa justification.
Alors qu’a-t-on fait des chants solennels d’Homère ? Un récit politique empoisonné par l’ambition démesurée des uns, les projets de vengeance des autres, l’entêtement de certains et la noblesse d’âme de quelques individus perdus dans la mêlée des combattants, partis combattre pour une cause artificielle (l’unité hellénique des cités auparavant rivales contre un pseudo-rival militaro-économique) ou simplement défendre leur pays assiégé. On y brave allègrement l’ire des dieux, grands absents de cette version, qui voient leurs temples profanés, leurs prêtres assassinés ou moqués, leurs effigies démolies ou brûlées. Il y a bien ce petit aparté, cette parenthèse en forme de clin d’œil à ceux qui savent, lorsqu’Achille se rend chez sa mère qui… ramasse des coquillages (rappelons qu’elle est censée être Thétis, une nymphe marine) ; cette dernière prophétise alors : Achille trouvera la gloire et la mort devant Troie. Achille qu’on a déjà appris à reconnaître, guerrier ultime, invaincu, fier et grincheux. Il aura l’occasion de se frotter à Hector, le fils de Priam et le meilleur guerrier de la cité orientale, dont on dit peu ou prou la même chose. Il va donc se battre pour entrer dans la légende – parce qu’il ne trouve aucune cause à laquelle se rallier, et n’a guère de respect pour Agamemnon qui s’est auto-proclamé roi de toute la Grèce. C’est à la fois révoltant et étrange. Et les messages sous-jacents ne parviennent jamais à porter. Restent donc la valeur des personnages et d’autres éléments qui peuvent conférer un peu d’intérêt à l’entreprise.
À dire vrai, on comprend aisément pourquoi nombreux sont ceux qui ont poussé des cris d’orfraie devant l’adaptation osée de Benioff : compression ahurissante du temps (la guerre qui devait s’étendre sur une décennie se réduit à une succession de batailles de quelques semaines tout au plus), disparition de nombreux personnages (Chryseis, Diomède, Cassandre) et simplification des enjeux. Quelques heures à peine après avoir signé des accords de paix avec sa rivale maritime Troie, Sparte, en la personne du roi Ménélas, vient quémander l’aide de Mycènes et, partant, de l’ensemble des cités grecques – parce qu’un jeune prince troyen est parti avec sa femme. Dur à avaler, mais la réalisation trouve le moyen de le faire passer en forçant sur la romance, l’honneur et l’envie. À l’image de la galerie de personnages qui apparaissent bien pâles, ou caricaturaux, au regard de leur modèle de papier : Agamemnon n'est qu'un gros porc borné, Ajax une brute épaisse et Pâris un freluquet dépassé par les événements ; le traitement de Priam est meilleur, mais Peter O'Toole n'est pas vraiment crédible. Ulysse est plutôt réjouissant même s'il n'apparaît que rarement et l'Histoire retiendra en outre qu'il s'agit d'une des rares fois où Sean Bean survit à la fin. Enfin, ne nous attardons pas non plus sur Patrocle – le compagnon d’Achille devient ici son… cousin, histoire de ne pas froisser les opinions. Diane Kruger campe une Hélène convaincante, sa beauté proverbiale étant parfaitement mise en valeur.
Cela dit, tout ce qui tourne autour d'Achille est plutôt bien fait, et le personnage en lui-même est finalement traité sans complaisance, Brad Pitt lui conférant assez de charisme pour transcrire l'Hybris cher aux poètes grecs. Cheveux au vent, musclé, élégant, il crève l'écran, mettant sous l'éteignoir un Eric Bana prometteur mais assez limité dans son jeu, engoncé dans un costume de bon garçon un peu trop serré aux entournures (il fera beaucoup mieux par la suite).
Vu sous cet angle, le film est intéressant. Filmé sans âme mais avec des moyens conséquents (décors et surtout costumes magnifiques), il se laisse regarder au gré de séquences alternant discussions (brèves et parfois creuses) et batailles. Ces dernières méritent qu’on s’y attarde, notamment lors des chocs frontaux des hoplites, avec des Achéens passant par-dessus la barrière des boucliers troyens. D’impressionnants travellings aériens nous rappellent que les films de Peter Jackson ont réussi à hausser l’exigence des spectateurs en matière d’affrontements épiques. Puis elles deviennent brouillonnes, mal cadrées quelquefois, avant de finir par se concentrer sur un duel intéressant où enfin la caméra parvient à se fixer pour montrer quelque chose.
Ces duels sont, quoi qu'on en dise, les temps forts du film, et la progression du récit ne s'effectue que par leur biais. Et force est de constater que les acteurs ont travaillé leur sujet, avec l’aide d’un excellent chorégraphe. Là encore, Achille/Pitt apparaît loin au-dessus de la mêlée : félin, vif, dégageant une puissance et une maîtrise hallucinantes, il est le guerrier grec dans toute sa splendeur. Le film aurait dû s'appeler la Colère d’Achille (afin de rappeler le titre du premier chant de l’Iliade), c'était nettement plus approprié pour un film parfois grotesque, parfois suffisant, parfois stupéfiant mais manquant de ce sense of wonder qui aurait hissé l'œuvre au niveau requis. Vouloir faire d'une épopée mythologique un drame historique est un échec, mais un échec qui appelle un second essai avec un metteur en scène valeureux et une production ambitieuse.
Un petit mot sur la musique de James Horner, ronflante et un peu paresseuse, mais qui réveillera quelque intérêt lorsqu'on reconnaîtra des phrases musicales largement inspirées de Braveheart (sorti 10 ans plus tôt) ou annonçant Avatar.
Titre original |
Troy, Director’s Cut |
Date de sortie en salles |
13 mai 2004 avec Warner Bros. |
Date de sortie en vidéo |
17 janvier 2007 avec Warner Bros. |
Réalisation |
Wolfgang Petersen |
Distribution |
Brad Pitt, Orlando Bloom, Eric Bana, Peter O’Toole, Brian Cox, Brendan Gleeson, Diane Kruger, Sean Bean, Rose Byrne & Julie Christie |
Scénario |
David Benioff |
Photographie |
Roger Pratt |
Musique |
James Horner |
Support & durée |
Blu-ray Warner (2007) en 2.40:1 / 196 min |