Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Petit à petit, le catalogue Koba Films peut s’enorgueillir de véritables pépites dont le grand public n’a pas eu l’honneur ou la chance de profiter sur d’autres supports auparavant. Patrick Melrose, la mini-série adaptée de cinq romans d’Edward St. Aubyn, est définitivement de ces œuvres à découvrir.
Calquée sur les textes semi-autobiographiques de cet auteur britannique qui s’en est servi comme exutoire à des années de souffrance mutique, la série offre un magnifique terrain d’expression à deux véritables monstres de l’écran, deux comédiens dont un simple froncement de sourcil, une unique parole gutturale suffit à décupler l’intensité dramatique de la moindre scène. C’est qu’il fallait des pointures pour pouvoir incarner ces « personnages si haïssables et si réjouissants » que Florence Noiville dépeignait dans son article du Monde consacré à l’écrivain de Notting Hill, qui vit dans une austérité tranchant avec le clinquant aristocratique et le faste faussement vertueux des notables peuplant ses histoires ! Critiques acerbes d’une société ambivalente vivant sur les ruines putrides d’un passé glorieux, les textes unanimement salués par la critique portent avant tout en eux l’histoire d’un traumatisme terrible, le souvenir récurrent d’un acte abominable dont l’auteur a porté les stigmates psychologiques des décennies durant, se servant des pages pleines d’amertume et de nostalgie de ses manuscrits comme d’une planche de salut autant que d’un témoignage cathartique.
Je pense vraiment que l'héroïne m'a sauvé la vie. C'est ce qui m'a permis de me tenir à mi-chemin entre l'existence et le suicide. De ne pas avoir eu à choisir.
Pas étonnant que Benedict Cumberbatch ait déclaré lors d’un entretien que le personnage qu’il souhaiterait le plus interpréter était Patrick Melrose. Ce fut chose faite quelques mois à peine après avoir lâché cette proposition et, à l’évidence, il est à peu près certain que nul autre que lui n’aurait pu représenter aussi furieusement cet individu oscillant dans les franges d’un monde en déliquescence, jouant perpétuellement des effets des drogues qu’il ingurgite avec une fausse désinvolture afin de conserver juste assez de lucidité pour dire ce qu’il pense à tous ceux qui croiseraient son chemin tortueux. Totalement impliqué dans le projet, l’acteur de Doctor Strange et de Sherlock accapare le cadre, magnétise le regard, séduit et fascine jusqu’à l’écœurement. Très vite, dans le premier épisode, son verbiage hallucinatoire, ses éclats hallucinés et ses outrances donnent le tournis, habilement servis par une réalisation fluide et classieuse, pas avare de plans esthétiquement riches et signifiants dotés en outre d’une photographie d’une rare élégance. Si bien qu’on finit par être saoulé, groggy sous les coups de boutoir de cet ouragan volubile qu’est l’héritier Melrose, lequel apprend avec un froid cynisme le décès de son père. On comprend aussitôt que l’ombre paternelle a trop longtemps lesté l’existence chaotique de ce fils de famille qui dissimule mal à ses rares amis un mal-être corrosif, et le voyage à New-York, vers la dépouille du géniteur, fait office de croisade à rebours. Si bien que, face à ce cadavre solennel, Melrose se dévoile, et expose un peu plus de ces fissures internes qu’on devinait sous la morgue bourgeoise et les ruptures de ton.
Si le premier épisode a le don de laisser le spectateur sur les rotules (pas facile de suivre la descente aux enfers d’un drogué qui jongle en permanence avec sa santé), le suivant marque une pause, change de tempo et de temps en fournissant les éléments essentiels à la compréhension de la psyché bouleversée de l’orphelin. Sous le soleil radieux de Provence, dans un somptueux mas à l’ombre d’un figuier millénaire, le jeune Patrick passe ses vacances en famille, parcourant les prés, ivre d’aventures éphémères et souvent seul. S’il semble porter une tendre affection pour sa mère, celle-ci, trop évaporée dans l’alcool qu’elle consomme à longueur de journée, ne parvient pas à partager son besoin d’amour. Quant à son père…
Hugo Weaving. On le savait doué de cette capacité presque hypnotique à nous camper des scélérats grandioses au phrasé impeccable. Mais là, en une séquence, à la fenêtre de sa chambre, le cigare à la main sous le soleil levant, il parvient d’un simple regard à tétaniser la bonne dont les mains se mettent à trembler, suspendant le temps comme le bourreau suspend la lame de sa hache, avant de la relâcher d’un sourire terrifiant. Cet homme à l’élégance un brin surannée, au port droit et aux répliques acides, a le don d’épandre un parfum de terreur déférente autour de lui. Respecté par ses pairs, craint par ses proches, il est visiblement le cauchemar ambulant de son propre fils, le point nodal de son avenir, l’axe de gravité de son existence. Ce père qui est mort dans le premier épisode est manifestement trop présent dans ses souvenirs et l’on comprend dès lors autour de quoi vont tourner les trois derniers volets de cette série magnifiquement filmée (certains plans-séquences en Provence sont tout bonnement sublimes) qui va s’efforcer de montrer comment (ou si ?) Melrose va parvenir à se réaliser en tant qu’homme malgré les traces indélébiles héritées de sa relation équivoque avec son père.
Cynique et excessive, l’œuvre se suit non sans difficulté, tout entière attachée aux basques de ce personnage à la fois séduisant et impossible, à l’instabilité maladive, incapable de se fixer, incapable d’aimer dans la durée. Mais qu’en sera-t-il lorsqu’il deviendra père à son tour ? Tout en nous montrant les dessous roboratifs de l’aristocratie londonienne et la fragilité des puissants, Patrick Melrose essaie de nous raconter un personnage complexe et ambigu, rongé par les excès liés à sa prise constante de substances palliatives, chroniquement déroutant, porté sur le porte-à-faux. Pas vraiment un héros, quelque moderne que puisse être le personnage, et donc pas vraiment aimable ni cependant haïssable : l’œuvre engendre des sentiments contradictoires et nous fait passer par tous les états, de la compassion à la haine absolue, du dégoût à la curiosité.
Difficile d’accès, magnifique et agaçante. A essayer avant tout.
Titre original |
Patrick Melrose |
Créateurs |
David Nicholls |
Format |
1 saison de 5 épisodes de 60 min |
Date de 1e diffusion |
12 mai 2018 sur Showtime |
Date de 1e diffusion française |
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Date de sortie en vidéo |
2 mai 2019 avec Koba Films |
Distribution |
Benedict Cumberbatch, Hugo Weaving, Jennifer Jason Leigh, Anna Madeley & Holliday Grainger |
Réalisation |
Edward Berger |
Photographie |
James Friend |
Musique |
Volker Bertelmann |
Support & durée |
DVD Koba (2019) zone 2 en 1.78 :1 /300 min environ |