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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

[critique] Lenny : Bob Fosse au sommet

[critique] Lenny : Bob Fosse au sommet
Lenny

Lorsqu'on évoque Bob Fosse, on a tendance à visualiser le chorégraphe qui a transposé sa passion de la danse à l'écran avec un très large succès critique dans Cabaret (2 Oscars en 1973) et Que le spectacle commence/All that jazz (1 Palme d'Or en 1980). Des films qui empruntent beaucoup au parcours incroyable de cet artiste total qui est passé de la danse à la mise en scène avec une facilité déconcertante. Toutefois, entre ces deux désormais grands classiques de la comédie musicale, il a pris le temps de réaliser Lenny, un biopic aiguisé et percutant sur un comédien de stand-up à la carrière fulgurante et controversée. La sortie le 30 mars dernier d'une édition extrêmement riche (blu-ray + DVD + livret de 200 pages) était l'occasion pour moi de goûter un peu au double mythe Bob Fosse/Lenny Bruce, deux Américains complètement impliqués dans leru propre processus de création et qui ont à leur manière scellé les premières pierres d'un renouveau nécessaire dans leur registre d'expression. Grâce aux éditions Wild Side, j'ai également pu profiter d'une énième performance ahurissante de Dustin Hoffman qui, au-delà du mimétisme pur, a pu délivrer un de ses plus grands rôles.

La première chose qui frappe dans ce film (bénéficiant ici d'une magnifique restauration en HD), c'est cette image fortement contrastée, un Noir & Blanc somptueux imposé avec hargne par Fosse qui a eu recours aux services du Chef opérateur habituel de Clint Eastwood : Bruce Surtees propose ainsi une image sans fard qui colle aisément aux intentions de mise en scène, laquelle ne cherche jamais la demi-mesure dans ce portrait au vitriol d'un homme qui a carrément inventé le stand-up moderne. On découvrira très vite que le script de Julian Barry, sans être un portrait à charge, ne fait pas dans la dentelle et refuse toute forme d'hagiographie. Le très intéressant livre accompagnant cette magnifique édition nous explique en outre que Bob Fosse s'est permis quelques ajouts particuliers dans ce témoignage, intégrant des séquences inventées de toutes pièces dans l'unique but d'élaborer une argumentation cohérente : oui Lenny était sans aucun doute un génie, mais son aisance extraordinaire à manipuler les mots lui permettait également de manipuler ses proches, ce qui le rendait tout autant séduisant et attachant que parfaitement agaçant. On le sent sincère dans son amour pour la strip-teaseuse Honey, mais il ne se prive pas de lui faire gober n'importe quelle justification pour la tromper ou lui faire essayer quelques expériences sexuelles déviantes.

C'est un peu l'image que l'on se construit durant ce film, celle d'un salaud honnête, habité, incapable de profiter totalement de ce que la vie lui offre - et refusant la moindre entrave, légale ou morale, à ses envies. Au point de finir sa carrière dans une série de pamphlets anti-système où il passait son temps de scène à énumérer les chefs d'accusation dont il faisait l'objet, lui le provocateur qui osait tenir dans ces années-là (les années soixante) des propos qualifiés d'outrageux ou d'obscènes pour lesquels il fit l'objet de plusieurs arrestations et d'une surveillance constante de la police fédérale. 

Pour nous parler de ce personnage hors du commun, mort trop tôt (en 1966), Fosse décide de miser sur des témoignages a posteriori, déconstruisant son récit sur deux lignes temporelles (le présent, celui d'un intervieweur venu recueillir les propos de son agent et de sa femme ; le passé, dans un montage vaguement chronologique entrecoupé de quelques sketches destinés à appuyer certains faits évoqués). Ces choix de mise en scène et d'exposition n'ont semble-t-il pas été approuvés par les producteurs, mais Fosse a tenu bon. Aujourd'hui, ce type de montage est devenu classique et continue de montrer sa pertinence.

Lenny permet sans doute au réalisateur de peaufiner son style et surtout sa grammaire cinématographique. Davantage que dans les cadrages, avec des choix de gros plans oppressants, c'est dans l'utilisation de la bande son que Bob Fosse excelle, en imposant des ruptures de ton extrêmement signifiantes, un peu à la manière d'un Friedkin. Ainsi, l'alternance entre les séquences sur scène - où Dustin parvient à se rapprocher du débit incroyable du comédien - souvent précédées ou accompagnées de morceaux de musique jazz (Lenny se produisait dans des cabarets), et des moments-clefs dans le destin du comique, généralement muets avec une dramaturgie appuyée, procure un sentiment de malaise permanent. Hoffman dispose d'une énergie incroyable et nous présente un homme visiblement hanté par ses démons, mais qu'on sent très tôt déjà usé, rongé par une vie anticipée. Il semblerait que Fosse et lui aient eu souvent des désaccords sur la manière d'interpréter, et le metteur en scène ne se privait pas de le faire rejouer jusqu'à l'épuisement, repoussant les limites d'un acteur au jeu naturel. Mais c'est surtout Valerie Perrine qui a eu à souffrir des exigences de Fosse, pour ce qui est sans aucun doute son seul grand rôle (sa naïveté touchante sera sa principale carte de visite - vous vous souvenez sans doute de Miss Teschmacher dans les Superman de Donner). Nul doute que le cinéaste ait littéralement poussé l'actrice à bout, obtenant d'elle exactement ce qu'il voulait (si les séquences du triolisme et du procès sont si réussies, c'est sans doute un peu grâce au despotisme de Fosse). On pourra toujours gloser sur le mérite de celle qui reçut l'Oscar et le Prix de la meilleure interprétation féminine à Cannes - alors que Dustin Hoffman est reparti bredouille. Cependant, Valerie Perrine paie de sa personne et ce rôle a dû la marquer à tout jamais.

Puissant, iconoclaste, verbeux et brillant, le film est à l'image du personnage, de l'implication des comédiens et d'un metteur en scène sans concession.

Une oeuvre sincère, parfois brutale, parfois touchante, qui a définitivement sa place au panthèon du VIIe Art.

 

 

Titre original

Lenny

Mise en scène 

Bob Fosse

Date de sortie France 

11 juin 1975 avec United Artists

Scénario 

Julian Barry d'après son oeuvre

Distribution 

Dustin Hoffman, Valerie Perrine & Jan Miner

Musique

Ralph Burns

Photographie

Bruce Surtees

Support & durée

Blu-ray Wild Side (2016) en 1.85:1 / 111 min

 

Résumé : Après la mort du comique américain le plus célèbre et le plus controversé des années 60, un intervieweur recueille les témoignages de ses proches et tente de retracer sa vie… En écumant les cabarets, Lenny Bruce rencontre Honey, une stripteaseuse qui devient sa compagne. Ensemble, ils créent un duo qui flirte avec le politiquement incorrect, et Lenny devient un provocateur admiré pour ses saillies cinglantes contre la société américaine bien-pensante…

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