Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
La très bonne surprise de la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 2015 bénéficie d'une double actualité qui devrait ravir les cinéphiles : d'abord, le CNC a décidé d'octroyer à cette coproduction franco-turque (Charles Gillibert a notamment financé Sils Maria et Laurence anyways) le droit de représenter la France aux prochains Oscars. Ensuite, le film sera disponible en vidéo dès le 20 octobre prochain. De quoi revenir légitimement sur cette oeuvre parfois maladroite, mais surtout touchante, sincère et forte.
Et d'une troublante beauté.
Mustang surprend dès le départ. Disponible uniquement en VO (turque donc), il nous plonge dans l'intimité de ces cinq soeurs au visage mutin et au teint doré qui finissent leur dernier jour d'école, quittent leur professeure adorée et profitent de la proximité de la plage pour s'ébattre joyeusement dans les flots avec les garçons - sans pour autant s'adonner au naturisme - avant de regagner sagement leur demeure, une grande bâtisse sur les hauteurs dans laquelle elles vivent sous l'oeil avisé de leur grand-mère et la stricte surveillance d'un oncle remplaçant des parents tués lors d'un accident. La caméra reste proche de ces filles que le soleil de l'été pare d'une aura fascinante de liberté. On retient sans peine la personnalité de la plus jeune, Lale, encore un peu fillette alors que ses soeurs arborent déjà une silhouette de femme, mais qui compense sa petite taille par une gouaille stupéfiante. Lale n'a pas la langue dans sa poche, et on comprend également que c'est de son point de vue que l'histoire qui suivra va être narrée - par le truchement de quelques témoignages en voix off qui réussissent à ne pas alourdir le propos, lui conférant même un point de vue particulier.
La séquence suivante (celle du retour à la maison) nous fait alors comprendre que ces joyeusetés estivales ne font que cacher un quotidien oppressant et terrible : celui d'une société patriarcale alourdie par les dogmes ancestraux qui refusent à ces jeunes filles en fleur le droit de fréquenter. Pire : dans l'optique de les marier au plus tôt (car leurs jeux d'eaux avec des garçons a jeté l'opprobe sur leur famille), leur oncle ne voit rien de mieux que de leur trouver un destin tout tracé, histoire de rapprocher des clans et de faire rentrer un peu d'argent dans le leur.
Cloîtrées chez elle, condamnées à porter des "robes couleur de merde" (dixit Lale), Nur, Selma, Ece, Sonay et leur jeune soeur tenteront timidement de se rebeller et parviendront tant bien que mal à satisfaire leur impérieux besoin de liberté avant qu'on leur passe la bague au doigt.
Malgré une symbolique parfois simpliste et un montage un peu hasardeux, on ne peut qu'être interpellé, scandalisé puis séduit par cette chronique alternant des moments de pure beauté et des drames atroces ou des comportement honteux, d'autant que la réalisatrice franco-turque parvient à sortir des sentiers battus en évitant nombre d'écueils et de poncifs liés à ce cinéma de l'adolescence et de l'éveil des sens. Ainsi, même si la campagne publicitaire n'évitait pas d'aguicher le spectateur par quelques images rassemblant les soeurs dans l'intimité de leur chambre, ou bronzant à travers les barreaux de leur fenêtre, il n'y aura jamais dans ce métrage de plan voyeur ou simplement tendancieux. La délicatesse de la mise en scène fait se multiplier les scènes hors champ et les non-dits, au point qu'on est bien en peine à la fin de savoir exactement (même si de nombreux indices sèment le doute chez le spectateur) quels sont les rapports d'Erol, cet oncle vindicatif, avec certaines des filles. C'est à la fois la force et la faiblesse du film qui reste concentré sur ses actrices, souvent exceptionnelles de justesse, mais expose des seconds rôles un peu monolithiques et parfois caricaturaux. Cela permet de dénoncer les travers d'un système archaïque et la torture morale imposée à des personnes en devenir, bravant les interdits pour tenter de goûter à ce fruit défendu qu'est la liberté.
Ainsi, on n'a pas la langueur vibrante d'un Virgin Suicides même si certains aspects sont furieusement similaires. Plus candide mais également plus sordide, doté d'une photo sublime et accompagné d'une musique planante de Warren Ellis, Mustang s'impose aisément comme une révélation aussi délicieuse que douloureuse.
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Titre original |
Mustang |
Mise en scène |
Deniz Gamze Ergüven |
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Date de sortie France |
17 juin 2015 avec Ad Vitam |
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Scénario |
Deniz Gamze Ergüven & Alice Winocour |
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Distribution |
Günes Nezihe Sensoy, Doga Zeynep Doguslu, Tugba Sunguroglu & Ayberk Pekcan |
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Musique |
Warren Ellis |
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Photographie |
David Chizallet & Ersin Gök |
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Support & durée |
DVD Ad Vitam (2015) zone 2 en 1.85:1 / 97 min |
Synopsis : C'est le début de l'été. Dans un village reculé de Turquie, Lale et ses quatre sœurs rentrent de l’école en jouant avec des garçons et déclenchent un scandale aux conséquences inattendues.
La maison familiale se transforme progressivement en prison, les cours de pratiques ménagères remplacent l’école et les mariages commencent à s’arranger.
Les cinq sœurs, animées par un même désir de liberté, détournent les limites qui leur sont imposées.