Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
A l'occasion de la sortie le 14 octobre 2015, d'une version restaurée de cet immense film, l'équipe de l'Ecran-Miroir a jugé bon de remettre sur le devant de la scène cet article complètement subjectif et passionné.
Ridley Scott est de ceux qui n’oublient jamais qu’un film, c’est avant tout de l’image. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Blade Runner peut tout à fait être perçu comme une sorte de féerie visuelle dont les décors et la musique colleraient au plus près d'un script pour le moins fascinant. Les lents travellings avant au-dessus d’une cité tentaculaire dominée par des tours monumentales touchant au firmament permettent d’apprécier à leur juste valeur les efforts conjoints des décorateurs (sous la direction de Lawrence G. Paull et du designer Syd Mead) et du chef opérateur Jordan Cronenweth : la vision de ces véhicules aériens parés d’un nimbe flamboyant zébrant les cieux comme autant de comètes à l’échelle d’une ville ne peut que nous séduire et nous rappeler combien le travail d’artisans méticuleux fournissait naguère une atmosphère futuriste crédible sans l’apport du numérique. Douglas Trumbull nous gratifie d'effets éblouissants dans un métrage où le jour n'existe pas - on n'a droit qu'à des fragments obscurs de la vie industrieuse et vaine de ces êtres médiocres qui se contentent des bas-fonds d’une dark city humide et sale - et dont les dialogues sont autant d'épitaphes héroïques par lesquels Rutger Hauer transcende son personnage d'ange déchu - et nous gratifie d'une interprétation hors normes.
Le tempo du film frappe l’imagination : l’enquête policière progresse aussi vite que les personnages se meuvent lentement, elle est reléguée au second plan par ces moments de pur délice au cours desquels la caméra s’attarde sur des regards perdus dans les volutes fuligineuses d’une fumée de cigarette, des sourires complices prometteurs de désirs inassouvis, et de quelques objets insignifiants qui, l’espace d’un instant volé au temps, deviennent essentiels. Les inserts se multiplient et scandent le film de plans mystérieux, chargés d’un sens qui nous échappe mais demeure à portée : l’iris d’un œil scrutateur, des animaux en origami, une écaille, des photos, un clou… Blade Runner se lit comme le parchemin d’un sortilège, comme le plan d’un labyrinthe improbable dans lequel nous suivons la fuite de créatures qui se dérobent à leur destin. Créés dans un unique but mais dotés de capacités leur permettant d’assimiler les stimuli d’un univers en pleine mutation, les Nexus 6 hurlent leur légitime frustration d’enfants surdoués et cherchent à vaincre l’inéluctabilité de leur décrépitude : esclaves en quête d’une vie à vivre au milieu de vivants errant sans but…
Et Deckard dans tout cela ? Il est comme eux et comme les autres, lien entre les ouvriers et les maîtres, les pions et les princes, doté de l’illusion de la liberté, peuplant sa solitude de visages morbides issus d’un passé chimérique et de notes de musique inaccessibles. Il est au milieu d’eux et ils ne le voient pas, bras armé d’une Justice implacable, forcé de mettre sa compassion de côté. Dans cette enquête, il éprouvera autant de désir que de peur, toutes ces émotions qui se refusaient (en théorie) aux Nexus. Face à l'inéluctabilité, un instinct atavique le poussera dans ses derniers retranchements, le faisant vivre davantage qu'il n'avait jamais vécu.
Il était intéressant de visionner cela après d'autres films de Scott (récemment : Alien, 1492, Thelma & Louise) et de s’apercevoir qu’on retrouve des montages similaires entre Alien et Blade Runner : l’écran de contrôle du spinner est le même que celui du Nostromo et la mort de Pris ressemble terriblement à celle de Ash, l'androïde joué par Ian Holm - et elle est tout aussi insupportable, inhumaine. Aux visions troublantes d’une mégalopole démesurée alternent les plans serrés sur des visages soucieux : l’inquiétude est le point commun des protagonistes d’une histoire qui les dépasse et seule l’innocence permet la sérénité, l’innocence éphémère d’une licorne fantasmatique comme celle qui hante les songes de Deckard et les forêts de Legend.
Le film se vit d’ailleurs comme un rêve éveillé, aux frontières de mondes qui s'entrechoquent, à l’aube de lendemains aussi sombres que désespérément beaux, où la robotique dickienne (le scénario est tiré d’une longue nouvelle de Philip K. Dick, les Androïdes rêvent-ils de mouton électrique ? mais le titre vient d’un roman d’Alan Nourse) supplante Asimov et creuse la tombe d'une humanité fuyante et utopique : les morts n’y sont jamais spectaculaires et leur côté dérisoire se sublime dans une mise en scène élégante et habitée. Le lyrisme douloureux du crépuscule de Roy émeut et sidère à la fois : la pluie ne parvient pas à effacer les traits de ce visage apaisé ni ses phrases dont la prose illuminée résonne longtemps dans nos esprits ; on recherche alors la délivrance dans l’échappée belle de ceux pour qui nos cœurs battent encore et on espère un bonheur qui n’arrive jamais.
Si le DVD était déjà une réussite incontestable en matière de remastérisation, de qualité d'image et de son, le blu-ray pousse encore plus loin l'expérience : dès les premiers plans sur ces jets de flammes giflant la stratosphère, sur cet oeil inquisiteur, on sait qu'on sera conquis par l'esthétique exceptionnelle de l'oeuvre. Des contrastes saisissants, des couleurs chatoyantes et un bel équilibre de la bande son complètent le tableau, qui est remarquable.
Ajoutons encore quelques mots sur la qualité de l'adaptation. Si l'on prend en compte, outre le roman, la bande dessinée Do androids dream of electric sheep ? qui reprend le texte original, se révèlent à l'esprit les choix draconiens que se sont imposés les scénaristes : exit le mercerisme, donc, et toutes les réflexions sur ce futur post-apocalyptique ne sont que vaguement évoquées. Quelques noms ont changé, quelques séquences ont été conservées telles quelles, Deckard passe du statut de flic moyen et marié à agent d'élite célibataire. De quoi faire hurler les puristes, certes. Mais c'est à ce prix qu'on peut se débarrasser du carcan de la transposition pour réussir une adaptation respectueuse, si pas fidèle.
Prodigieux.
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Titre original |
Blade Runner |
Réalisation |
Ridley Scott |
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Date de sortie |
15 septembre 1982 avec Warner Bros. |
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Scénario |
David Webb Peoples & Hampton Fancher d'après le roman de Philip K. Dick |
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Distribution |
Harrison Ford, Rutger Hauer, Sean Young & Daryl Hannah |
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Photographie |
Jordan Cronenweth |
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Musique |
Vangelis |
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Support & durée |
Blu-ray Warner (2010) region All en 2.40:1 / 117 min |
L'histoire : Los Angeles, 2019. Au cours d'un entretien réalisé à l'aide d'un appareil visant à détecter les émotions, un homme abat celui qui l'interroge. C'est le point de départ d'une enquête : Rick Deckard, flic désabusé spécialiste du "retrait" d'androïdes (ces machines presqu'humaines qui tentent de se mêler à la population), est mis sur l'affaire, qui s'avère plus grave que d'habitude ; cette fois, il devra retrouver des Nexus-6, le stade ultime de ces créatures cybernétiques. Mais pour commencer, il devra vérifier que le seul test à leur disposition fonctionne correctement sur eux. Un rendez-vous est donc pris avec le concepteur des Nexus-6...
I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhauser gate. All those moments will be lost in time... like tears in rain... Time to die.