Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Un film de Stanley Kubrick (1987) avec Matthew Modine, Adam Baldwin & Vincent d’Onofrio.
Un blu-ray Warner (2006).
Résumé : une poignée de jeunes hommes, dont Joker, le narrateur, est embrigadée dans un centre de formation des Marines, sur Parris Island. Là, ils vont copieusement se faire insulter par leur sergent instructeur, qui leur mènera la vie dure, et n'hésitera pas à les humilier pour peu qu'ils ne suivent pas la cadence, comme Baleine. Ce dernier y perdra son âme...
Plus tard, on suit Joker sur le champ de bataille au Viêt-Nam. Il est reporter de guerre et retrouve un de ses compagnons de formation, Cowboy. Mais ils tombent dans une embuscade...
Une chronique de Vance
Avant-dernier film inscrit dans le cadre du Marathon Kubrick lancé par Cachou (cliquez sur son pseudo pour en avoir sa propre version).
Malgré ma soif de Kubrick depuis la révélation 2001, je suis toujours passé à côté de ce film qui, à l’instar de Orange mécanique, avait acquis suffisamment de statut « culte » pour que certaines séquences ou dialogues soient passés à la postérité, survivant en dehors du film. Ainsi, les insultes du sergent instructeur Hartman (formidable Lee Ermey, plus vrai que nature – la cassette qu’il a envoyée pour l’audition était tellement convaincante que Kubrick en a retranscrit certaines parties pour le film) faisaient-elles partie de ces private jokes dont raffolait mon petit frère, chaque fois désolé d’apprendre que je ne saisissais pas la référence (« Quoi ? Tu adores Kubrick et tu n’as JAMAIS VU Full Metal Jacket ? »).
Que répondre à cette évidence ?
Encore une fois (c’est souvent le cas avec Cachou, qui a souvent d’excellentes idées et le génie d’entraîner plein de monde avec elle), l’occasion fit le larron.
Je savais que le film était coupé en deux et que, bien souvent, les amateurs éclairés préféraient la première partie (l’entraînement à la dure sur Parris Island, en Caroline du Sud) à la seconde, plus conventionnelle. C’est sans doute dû à la genèse du projet : Kubrick s’était intéressé à la Guerre du Viêtnam dès 1980 après avoir rencontré Michael Herr, auteur d’un livre documentaire sur le sujet. Ils avaient alors entamé une longue collaboration téléphonique avant que le réalisateur ne tombe sur le livre de Gustav Hasford, le Merdier, qu’ils décidèrent d’adapter. C’est ce roman qui est la trame de la première partie.
L'ensemble apparaît il est vrai assez inégal, je conçois qu’on puisse préférer l'une des deux moitiés mais il est de fait qu’on a du mal à trouver une réelle continuité. Seul le propos et deux personnages (dont le narrateur, Joker/Guignol en français, interprété par un Matthew Modine assez sobre mais convaincant) permettent de constituer un fil directeur. L’idée était de déterminer comment un homme pouvait devenir une machine à tuer, quand bien même il soit instruit, rationnel et épris de paix. L’entreprise de déshumanisation systématique des jeunes troufions est hallucinante, au point que les principes de Joker (qui a suffisamment de cran pour refuser de saluer la Sainte Vierge quand on lui en donne l’ordre, tout simplement parce qu’il n’est pas croyant) vacillent constamment. Après tout, ces gars-là chantent religieusement à la Noël un « Bon Anniversaire Jésus ! » et lui annoncent leur dévotion en promettant un paquet « d’âmes fraîches » qu’ils récolteront à coups de fusil, fusil qui est censé être leur meilleur ami, voire compagne (ils sont encouragés à lui donner un nom de fille). Le contraste entre la patience infinie, la compréhension et l’empathie dont fait preuve Joker envers le grassouillet Pyle/Baleine (impressionnant Vincent d’Onofrio, qui nous offre une composition restée dans les annales) et son acharnement sur lui après que le sergent instructeur a proclamé que chacune de ses lacunes serait répercutée sur le bataillon entier, ce contraste est saisissant et révélateur. Le même contraste qu’entre la technicité des mouvements de caméra, la beauté géométrique de certains plans et la rudesse du propos. Le décor du dortoir, grande salle froide plantée de pilastres nus, est une aubaine pour les nombreux plans-séquence en travellings sur Hartman déclamant avec emphase à quel point il conchie ces rebuts d’humanité.
Du coup, la conclusion du premier acte, si elle est attendue, est filmée avec une maestria glaçante, alternant silences oppressants et notes discordantes de la partition originale (fait extrêmement rare chez Kubrick depuis Spartacus, c’est d’ailleurs sa fille qui l’a composée sous un pseudonyme) : Pyle fait face à son destin sous les yeux hallucinés et impuissants de Joker. Comment ne pas devenir fou dans un environnement qui a perdu tout sens de la mesure ?
Or, on ne s’attardera pas là-dessus puisqu’on saute directement sur le champ de bataille. Joker est désormais reporter de guerre pour Stars & Stripes. On se rassure en l’écoutant pendant les briefings : il reste lucide et conserve un certain penchant pour la polémique. Arborant sur le terrain un casque sur lequel est inscrit « Born to kill » ainsi qu’un badge de paix, il ne se démonte pas en s’en expliquant à un colonel qui l’avait mal pris, arguant de « la dualité de l’homme » (et se permettant de citer Jung par dessus le marché !). Pourtant, sur le terrain, face aux circonstances, toute cette belle assurance volera en éclats. Au moment de choisir, il lui faudra bien tuer – tuer, ou être tué. Certes, il le fait pour abréger la souffrance d’un individu, fut-il ennemi : mais, et il le sait parfaitement, ça ne peut en rien constituer une justification de l’acte de tuer . D’ailleurs, et c’est sa dernière phrase :
I'm in a world of shit... yes. But I am alive. And I am not afraid.
L’aspect cinéma n’est pas en reste. Kubrick, au plus près de l’action, fait progresser harmonieusement sa caméra le long des ruines de Hué (dire que ça a été tourné dans une vieille usine à gaz près de Londres, c’est bluffant !). Il privilégie les longs plans et réintroduit des ralentis pour les fusillades, et pourtant on n’a pas l’impression d’y perdre en matière de rythme. Encore une fois, c’est davantage l’ambiance qui est mise en avant, et les silences (où le soldats se demandent quoi faire, comment opérer, s’ils doivent aller sauver leur officier ou effectuer une retraite) sont encore une fois magnifiquement utilisés.
Là aussi, ce qui déstabilise, c’est que contrairement à la plupart des réalisateurs de films de guerre, Kubrick refuse de donner libre cours à l’émotion brute. Certes, on subit les impacts des balles sur les soldats, mais tout semble fait pour qu’on ne soit pas noyé sous un flot de sensations. Les plans qui se prolongent, les séquences sans dialogue laissent le spectateur interpréter à sa manière ce qui doit être, ou pourrait être, ou aurait pu être. Le détachement intellectuel de Joker (sauf quand il est vraiment confronté à la mort) et l’abrutissement auquel sont parvenus nombre de ses pairs (Animal Mother/Méchante Brute en est l’exemple caricatural) semblent deux faces d’une même pièce à laquelle on ne s’identifie guère. Un côté clinique, chirurgical dont on commence à avoir l’habitude chez Kubrick, avec une exagération voulue des situations qui y apportent (malgré le soin extrême de la reconstitution) une certaine irréalité.
Plus qu’un grand film de guerre, un film sur les soldats et le gouffre qui peut parfois les séparer de l’humanité.
L'image est super décevante en blu-ray, manquant de définition et de contraste. Certains arrière-plans sombres sont même très moches. En VO, le son est correct, assez enveloppant, donnant une
bonne ambiance, mais manquant de dynamique et d'effets. Les sous-titres français ont l'air d'avoir été écrits en québécois (il y a des expressions inconnues, comme "Foutral !" ou « Au
paquet ! » qui reviennent souvent). Je n’ai pas essayé la VF.
Prochain film du Marathon : Barry Lyndon.