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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

[critique] Au-delà du Réel

[critique] Au-delà du Réel

En 1980, Ken Russell sortait un film issu de l’adaptation d’un roman iconoclaste de Paddy Chayefsky et il allait y investir certaines de ses préoccupations et fantasmes avec la fougue, la rage et l’inventivité dont il avait fait preuve sur des productions comme Tommy, introduisant pour la postérité un jeune acteur dont le talent ferait immédiatement mouche : William Hurt y interprétait avec décontraction et élégance un chercheur passionné et scientifique surdoué, marqué par le deuil et en quête de réponses aux questions que se pose l’Homme de toute éternité. Une production chaotique et une sortie trop précoce ont miné l’investissement, plaçant le réalisateur sur une pente descendante à Hollywood. Heureusement, nombreux malgré tout furent les spectateurs totalement séduits par ce spectacle inédit, puis les amateurs qui le découvrirent en vidéo et en firent un film culte.

[critique] Au-delà du Réel

J'ai toujours adoré Au-delà du réel, sans doute pour sa façon particulière, propre à ce réalisateur britannique au caractère bien trempé, de représenter les visions hallucinatoires, fortement teintées de symbolisme et de théologie : Eddie Jessup nous fait partager, au travers d’explosions stroboscopiques, de bruits assourdissants, d’éclairs et d’inserts à forte connotation religieuse, ces sensations qu’il traque inlassablement jusqu’à ce qu’il en vienne à atteindre les débuts de l’humanité, voire les prémisses de la vie elle-même. Encore une fois chez ce metteur en scène rebelle, il s’agit de défier le Démiurge, d’expérimenter ce qui ne tient qu’à la Foi, d’aller aux origines de l’Existence.

[critique] Au-delà du Réel

Mais, contrairement à Gothic (sorti 6 ans plus tard) qui ressemble plus à un joyeux foutoir pas mal bordélique et trop stylisé pour être honnête, Au-delà du réel est nettement plus posé, centré sur un personnage en quête d'une vérité qui transcende l'humain. Le conflit incessant entre l’auteur du roman et le réalisateur irascible ont conduit à des directions totalement antagonistes, Russell se forçant à respecter le cahier des charges en se calquant sur les dialogues du script tout en s’éclatant dans les séquences non orales où on le sent totalement libre de ses mouvements.  Les passages oniriques viennent ainsi scander la progression de ce brillant savant qui se perd lui-même et ne devra sa rédemption qu'à l'amour que lui porte indéfectiblement sa femme, lui servant à la fois d’ancrage dans la réalité et de source d’énergie, garde-fou d’une raison mise à mal par les révélations et les angoisses existentielles qui en découlent. Servi par des images fixées dans l'inconscient collectif (les Simpsons eux-mêmes l'ont honoré d'un épisode culte où Homer mange un chili ultra-épicé), une bande son très réussie et une interprétation géniale (William Hurt passe par tous les stades avec une facilité déconcertante : dire qu’il s’agit de son premier rôle au cinéma ! – et le cinéphile averti remarquera la présence discrète de la petite Drew Barrymore, elle aussi dans un premier rôle), le film, par sa façon particulière de nous prendre aux tripes et de nous faire ressentir l’Indicible, est indéniablement un de mes préférés. Seule la partie sur le proto-humain, trop longue et nuisant à la dynamique de l'ensemble, trahit l'âge de l'œuvre, introduisant une séquence plus fondée sur l’action mais qui finit par dénaturer le tissu du script.

[critique] Au-delà du Réel

Evidemment, on peut aussi critiquer la façon un peu légère dont Eddie utilise et consomme la drogue contenue dans ces champignons miraculeux venus du Mexique : il est pourtant régulièrement tenu informé des risques qu’il encourt, voire mis en garde, et parfois de façon véhémente par ses collègues et amis qui se préoccupent davantage de sa santé que du but de se recherches. Là encore, dans l’hésitation qu’ils ont à accepter l’évidence même (sa « régression » physiologique après l’une des expériences mêlant isolement et drogue, pourtant prouvée par force analyses et radios), dans cette frilosité qu’ils manifestent lorsqu’il a besoin d’eux pour poursuivre – parce que, tout en vitupérant contre l’inanité de ses recherches, ils craignent qu’il ait raison – et surtout dans la fascination, presque malsaine, qu’ils ne peuvent s’empêcher de ressentir devant ses travaux, je frissonne d’aise tant l’intensité des dialogues parvient à traduire la tension et l’importance de l’événement. C’est tout autant ce défilé d’images quasi hypnotiques que son association avec les implications philo-théologiques engendrées qui me ravit : ici, l’Homme touche à l’Absolu. Oh ! du bout d’un doigt léger, mais fureteur, inquisiteur et persévérant. Il ouvre les Portes de la Création et contemple l’Au-Delà. Et quand bien même cette dimension spirituelle ressemblerait à l’Enfer, écarlate et cruel (tel qu’entraperçu lors de séquences empruntées à l’Enfer, un film de 1935), Eddie ne s’en tiendrait pas à cet aveu d’impuissance ;  un de ses derniers et amers constats, après être remonté si loin dans la conscience primale est de dire :

Le but d'une éternité de souffrance n'est rien d'autre qu'encore plus de souffrance.

[critique] Au-delà du Réel

On n’est pas dupes : il irait encore plus loin, s’il n’y avait tant d’amour inquiet chez sa femme incarnée par Blair Brown, la volcanique éthologue, qu’on retrouvera des décennies plus tard dans la distribution de Fringe en un véritable trait d’union culturel. On ne manquera pas non plus de retrouver Bob Balaban, égal à lui-même, tout en retenue et en douce folie contenue.

[critique] Au-delà du Réel

La fin, splendide mais abrupte (et qui a fait intervenir certains des

premiers CGI de l'histoire du cinéma), ressemble à l’esquisse d’une morale mal digérée, mal assumée devant le syndrome de Frankenstein. Elle a le mérite de faire ressortir ce qu’il y a de plus beau chez l’Homme, qui peut venir à bout des passions les plus malsaines, et toucher chacun d’entre nous, même les irrémédiablement damnés.

Longtemps disponible dans une copie DVD passable, au master fatigué, il est désormais accessible dans d’excellentes conditions via un blu-ray import mais region ALL procurant (outre des sous-titres français) une bande son tonitruante en DTS HD Master Audio privilégiant les effets frontaux mais donnant nettement plus d’ampleur aux cacophonies orchestrales accompagnant les « trips » hallucinatoires (la séquence de la caverne devient encore plus mystique) et une image beaucoup plus détaillée mettant en valeur les visions oniriques et les éclats kaléidoscopiques. Elle est bien entendue à privilégier pour ce film trop rare à réserver à un public averti (la violence y est minime mais la nudité régulièrement présente, sans pour autant être voyeuriste).

Titre original

Altered States  

Date de sortie en salles

30 septembre 1981 avec Warner Bros.

Date de sortie en vidéo

1er août 2008 avec Warner Bros.

Photographie

Jordan Cronenweth

Musique

John Corigliano

Support & durée

Blu-ray Warner (2012) region ALL en 1.85 :1 / 103 min

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V
DAns ses outrances, Russell est effectivement plutôt marqué par son époque. Pourtant, en dehors de la partie sur le proto-humain, les séquences hallucinatoires ont un impact que ne parviennent qu'à grand-peine à égaler les productions d'aujourd'hui. Cette combinaison kaléidoscopique de sons et d'images fonctionne à la perfection et crée un malaise et, comme tu le dis, une fascination. C'est précisément une des choses qui me plaisent au cinéma. Ce que je retrouve, par exemple, chez Lynch : cette capacité de nous plonger dans un rêve.
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T
Un film fascinant, troublant et effrayant, mais j'avoue l'avoir trouvé très daté.
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S
En effet, William Hurt est impressionnant dans ce film et je ne savais pas que c'était son premier rôle. Il nous transmet aisément sa passion pour la recherche, son besoin d'accéder à la vérité qui se rapproche de la folie et de l'inconscience.Ses visions sont étranges, elles nous emmènent dans un autre monde parfois effrayant mais elles sont le fruit d'une imagination débordante...
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