Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Une curiosité de Mark Z. Danielewski Ó Denoël 2002
Il y a quelque temps, j'ai lu un véritable ovni littéraire, que j'ai adoré au début mais qui m'a laissé un peu sur ma faim : c'était la Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski, sorte de roman déconstruit racontant entre autres une histoire de maison étrange dans laquelle l'intérieur est beaucoup plus grand que l'extérieur et dont l'exploration va révéler des dangers insoupçonnés... Ce fut à ce point une véritable « expérience » qu’elle m’a poussé à fréquenter quelques forums plus ou moins spécialisés afin d’en savoir davantage sur le texte en lui-même et sur les lecteurs qui seraient parvenus au bout de l’aventure. Car lire cette œuvre est un parcours du combattant qu'il est malaisé de mener à son terme tant la structure et la mise en page laissent penser à un rassemblement de commentaires sur un livre déjà annoté par ailleurs ; on passe son temps à tourner les pages pour aller des annexes – placées comme il se doit en fin de volume, comme dans le Seigneur des Anneaux par exemple - à un autre chapitre avant de reprendre la lecture, puis à retourner aux notes de fins de chapitres... A d'autres moments, on doit retourner le livre pour lire verticalement, la typographie changeant selon l'auteur présumé...
Johnny Errand, jeune Californien désenchanté, tombe en possession d’un curieux manuscrit, composé de centaines de feuillets disparates rédigés par un certain Zampano, vieillard énigmatique et presque aveugle. Dès les premières lectures, il s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un essai plusieurs fois annoté sur un film intitulé le Navidson Record, sorte de reportage personnel réalisé par Will Navidson lui-même, le reporter lauréat du prix Pulitzer. Dans ce film, le photographe enregistre son installation dans une maison en Virginie avec sa famille, des moments sans histoire jusqu’à ce qu’on s’aperçoive de l’évidence : une pièce est apparue, qui n’existait pas auparavant. Mieux : les dimensions intérieures sont supérieures aux dimensions extérieures ! Navidson décide donc d’explorer ce qui s’avère bientôt être un couloir, puis une galerie. L’horreur commence alors…
Intrigué, Johnny décide de réorganiser les feuillets et de les compléter, tâche qui influera directement sur son mental déjà bien fragile. Et les visions morbides s’empareront de son quotidien…
On a donc entre les mains un texte racontant le film, annoté par Zampano qui y a ajouté nombre de citations, sur-annoté par Johnny lui-même, et complété par des annexes dont certaines concernent la personnalité ou le passé de Johnny. Bien entendu, chaque lecture montre progressivement combien le texte de base rend fou celui qui entreprend d’y travailler.
Au début, j'ai eu du mal, puis ensuite on découvre la véritable trame sous-jacente (celle qui est évoquée en 4e de couverture) et on essaie d'aller au devant de cette gageure, en parallèle avec celle qui est progressivement dévoilée, celle de l’intérieur-externe de cette maison cauchemardesque. Le problème vient surtout de toutes les annotations et des ruptures dans le récit lorsque le premier auteur reprend la parole.
Ce n'est pas un livre dont on peut se taper un bout de chapitre chaque soir avant le dodo, parce que chaque fois, on est obligé de revenir 10 pages en arrière pour le reprendre. Il est éprouvant,
parfois malsain, souvent fascinant, évoque la psychanalyse, surfe sur le spleen romantique avant de plonger dans l’horreur
métaphysique : si les errances et les visions hallucinées du narrateur peinent à nous toucher, si les notes du précédent propriétaire du livre semblent énigmatiques, la narration
adroite concernant le film de Davidson parvient à distiller quelques moments de pure angoisse, voire d’effroi.
Au final, je suis content d’être allé au bout, d’avoir satisfait une saine curiosité face à l’accroche qui m’avait poussé à acquérir le livre. En même temps, un peu déçu car on a quand même l’impression de ne pas avoir concrétisé tout ce qui était promis. De la frustration donc, mais pas de ressentiment vis-à-vis de l’auteur qui a su nous duper, nous manipuler avec compétence et un brin de vice, procédant par coups, augmentant l’attente en se servant de l’Internet comme les producteurs de Blair Witch ont su le faire pour faire de leur film l’un des plus rentables de tous les temps. La Maison des feuilles est un roman remarquable, pratiquement abouti et particulièrement séduisant, qui parvient à transformer l’acte de lecture en expérience multi-dimensionnelle. Sur le plan de l’épouvante, il est intéressant mais manque de substance, délayant la peur viscérale (atavique) qui hante les profondeurs de cette maison à la géométrie non-euclidienne chère à Lovecraft par des atermoiements et des digressions intellectuelles parfois trop lourdes à digérer. On pourrait se contenter de ne lire que le Navidson Record, ce qui ferait du livre un roman à géométrie variable, mais ôterait tant de matière littéraire !
Un ouvrage que tout amateur d’étrange se doit d’entamer.