Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : C'est l'été dans un petit village du sud-est espagnol. Une tempête menace de faire déborder à nouveau la rivière qui le traverse. Une ancienne croyance populaire assure que certaines femmes sont prédestinées à disparaître à chaque nouvelle inondation, car elles ont « l'eau en elles ». Une bande de jeunes essaie de survivre à la lassitude de l’été, ils fument, dansent, se désirent. Dans cette atmosphère électrique, Ana et José vivent une histoire d'amour, jusqu'à ce que la tempête éclate...
Rites collectifs, mythe fondateur, émancipation féminine et jeunesse désoeuvrée sont quelques-uns des thèmes abordés avec acuité et passion dans ce premier long-métrage d’Elena López Riera, présenté cette année à la Quinzaine des Réalisateurs et disponible en DVD chez Blaq Out.
À l’instar des productions coréennes, le cinéma espagnol n’en finit plus de se renouveler et de proposer chaque année des pépites inattendues, des sujets forts, des acteurs prometteurs – et depuis le magnifique les Sorcières d’Akelarre qui nous avait enchantés en 2021, nous avouons guetter chaque nouvelle sortie avec impatience. C’est avec un court-métrage étonnant que notre réalisatrice s’est fait connaître à travers le monde dans des festivals friands de nouveautés et c’est presque logiquement qu’elle a été accueillie à la Quinzaine des Réalisateurs pour son premier long avec El Agua, un film surprenant dans sa forme, qui interrogera les consciences des plus exigeants mais risque aussi de ne pas convaincre les amateurs d’œuvres plus évidentes et premier degré.
C’est qu’on ne lutte pas dans la catégorie des Fast & Furious ici et que, au final, le métrage ne raconte pas grand-chose : des jeunes s’ennuient dans une bourgade écrasée par le soleil du sud-est espagnol et rêvent d’ailleurs ou d’un avenir un peu plus glamour que ce qu’ont vécu leurs aïeuls. Dans ce patelin, les étrangers sont de passage : malgré la proximité du fleuve, les paysages sont trop arides, trop peu accueillants, et les infrastructures manquent. On y exploite au maximum les possibilités réduites de la terre, avec ces gigantesques serres emplies de citronniers où l’on travaille d’arrache-pied, et on ne tente même pas d’échapper au poids des traditions : certains familles sont montrées du doigt, les femmes n’ont aucun avenir et une mystérieuse légende locale brise les rêves de celles qui envisagent de s’émanciper.
Dans ce film, réalisé dans la ville d’enfance de la cinéaste, avec un casting presque exclusivement composé de locaux (sauf la mère et la grand-mère d’Ana, le personnage principal – vous avez pu apercevoir Bárbara Lennie chez Almodovar ou sur Netflix), l’eau est tout à la fois un élément moteur de l’économie (il en faut pour subvenir aux besoins de la population et arroser les hectares de plantations), un axe de communication naturel, une source de légendes et la matrice originelle, irrésistiblement liée à la condition féminine. En choisissant le biais de la chronique, en tournant chez elle, Elena López Riera insiste sur le réel et le réalisme tout en insérant une texture quasi-documentaire (les témoignages face caméra des habitantes sur la fameuse disparition, cette mariée qui avait « l’eau en elle » et qui a été happée par la rivière) ; quasi car, pour les besoins de son récit, la légende locale a été altérée. Ainsi, elle prend la forme d’une malédiction tutélaire qui se transmute en fatalité pour celles qui auront été choisies : Ana, si elle paraît heureuse dans les bras de José qu’on surnomme l’Étranger (il aurait vécu un temps en Angleterre avant de revenir - la queue entre les jambes - travailler dans l’exploitation paternelle) et commence à parler d’avenir loin de la misère ambiante, ne parvient pas toutefois à occulter le poids de cet héritage. Sa mère célibataire, sa grand-mère veuve (et un peu sorcière) alimentent les ragots : on la montre du doigt et le père de José ira jusqu’à lui demander de ne plus fréquenter la jeune fille. Sans qu’on sache exactement ce qui incite les villageois à cette méfiance : jalousie ? Peur irrationnelle liée à une prophétie ? Le fait est que, dans ce coin où il ne pleut que rarement, les signes ne trompent pas : ça va tomber, et ce sera terrible. On se prépare déjà à la crue qui ne manquera pas de survenir, au débordement du cours d’eau qui emportera, fatalement, l’une des femmes, marquée par le destin. Et Ana, malgré les désirs qui enflamment son corps de jeune femme, devient de plus en plus persuadée que c’est sur elle que le fleuve a jeté son dévolu…
Vous aurez peut-être été attirés par la mention du « caractère mystique » de ce métrage. Amateurs de films d’épouvante ou même de surnaturel, passez alors votre chemin, vous en serez pour vos frais. Le fantastique, ici, est plus insidieux, éthéré : il est dans les allusions des habitants, dans les dialogues parfois hermétiques entre Ana et sa grand-mère (qui se persuadent l’une l’autre que l’heure est venue), dans des regards lourds de sens, dans ces prières incantatoires et dans cette ambiance presque morbide qui règne sur ce territoire où le tabac, l’alcool et la danse sont les seules échappatoires – une ambiance méthodiquement renforcée par la mise en scène qui s’attarde souvent sur des détails, laisse traîner la caméra sur un objet, une main, une parole en suspens… Sans être aussi sublimement travaillée que celle des Sorcières d’Akelarre, la photo du film est particulièrement soignée, notamment dans la gestion de ses ombres. Le DVD proposé par Blaq Out parvient à mettre ce travail en valeur ainsi que la bande-son, discrète et rythmée par quelques chansons de night-club étouffant les sens et générant des perceptions illusoires. L’espagnol local est un peu moins facile à assimiler que le castillan de base (les finales sont élidées, le tempo est élevé, surtout dans les conversations entre jeunes) mais les sous-titres font le job et on aura en outre la surprise d’entendre un peu de français (la mère d’Ana fréquente un compatriote).
Sans être ouvertement féministe ni manifestement fantastique, demeurant viscéralement attaché à ses personnages et à l’unité menaçante de son lieu, El Agua peut éventuellement vous perdre ou vous ennuyer : le récit ponctué par des non-événements se cantonne à cette tranche de vie d’Ana qui voit fleurir sa relation avec le mystérieux José tout en observant avec inquiétude les ombres qui s’amassent sur le ciel de son avenir. L’appel atavique de l’eau, symbole de pureté mais également parallèle équivoque avec les notions virtuellement féminines que sont l’accouchement et les menstrues, est ici vu comme une obsession chez certains, une prophétie chez d’autres ou encore une fatalité car la rivière, si vous désirez la quitter, c’est comme la société, comme la maison, comme la famille : elle vous retiendra avec tout la force des traditions, des coutumes et des peurs qui en découlent. Si José, jeune homme indépendant, est parvenu à échapper à sa condition, cela ne fut que temporaire : comment une jeune fille nubile pourrait-elle espérer y parvenir ?
Un film troublant, une expérience enrichissante complétée par des images d’archives et un bonus consistant en un débat sur la scène de la Quinzaine des Réalisateurs, en présence de la réalisatrice et de la très prometteuse actrice principale (découverte lors d’une audition sauvage) : malgré l’obligation protocolaire d’une traductrice (en anglais), on s’aperçoit qu’Elena López Riera comprend notre langue et répond avec franchise aux questions plutôt pointues sur les thématiques abordées dans son œuvre.
Titre original |
El Agua |
Date de sortie en salles |
1er mars 2023 avec les Films du Losange |
Date de sortie en vidéo |
18 juillet 2023 avec Blaq Out. |
Réalisation |
Elena López Riera |
Distribution |
Luna Pamiés, Alberto Olmo, Nieve de Medina, Bárbara Lennie & Irene Pellice |
Scénario |
Elena López & Philippe Azoury |
Photographie |
Giuseppe Truppi |
Musique |
Mandine Knoepfel |
Support & durée |
DVD Blaq Out (2023) zone 2 en 1.85 :1 / 100 min |