Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : PAYS BASQUE, 1609. Six jeunes femmes sont arrêtées et accusées d’avoir participé à une cérémonie diabolique, le Sabbat. Quoi qu’elles disent, quoi qu’elles fassent, elles seront considérées comme des sorcières. Il ne leur reste plus qu’à le devenir...
Si le sous-genre des « films de sorcières » a toujours contenu un sous-texte féministe plus ou moins prononcé (des Sorcières d’Eastwick à la Chasse aux Sorcières de 1996, voire son ancêtre de 1957 - les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau) vaguement mâtiné d’horreur et/ou d’érotisme, ceux qui sont produits actuellement doivent composer avec l’impact réel du mouvement #MeToo et ses succédanés. Plus question de faire dans la dentelle, surtout si le scénario se focalise sur une période donnée : le récent Sorcière – Cinq jours en enfer de Neil Marshall, malgré ses défauts évidents et sa tendance au racolage, a au moins le mérite de surfer habilement sur la vague en devenir.
D’ailleurs, il est assez intéressant de comparer le traitement entre le film britannique et celui qui nous intéresse, sorti quelques mois plus tard (il a fait une apparition en salles à la fin de l’été 2021) auréolé de 5 Goyas récoltés haut la main. Là où Marshall tente maladroitement de nous faire prendre fait et cause pour la jeune mère accusée à tort et confrontée à la toute-puissance masculine dans un monde où les femmes n’ont aucun droit, se perdant dans l’observation des souffrances que l’héroïne va traverser, avec une forme de complaisance hypocrite à dévoiler le corps tout en demeurant dans les limites de la censure, le réalisateur franco-argentin Pablo Agüerro porte avec subtilité une histoire qu’il avait en lui depuis longtemps, l’adaptation orientée d’un récit contant les tribulations d’un juge dans le pays basque espagnol, prétexte à l’exécution de dizaines de jeunes femmes accusées d’avoir pactisé avec le démon au sein d’une cérémonie, le Sabbat, dont personne n’avait la moindre description. De son propre aveu, le metteur en scène et scénariste désirait déplacer l’axe habituel du côté des victimes et s’est senti le besoin de coopérer avec une femme pour que son script soit plus pertinent et plus fidèle à son désir d’illustrer l’oppression des femmes par des hommes qui, avant toute chose, les craignent pour le pouvoir qu’elles exercent sur eux. L’histoire se focalise ainsi sur de jeunes filles (certaines à peine pubères) plutôt qu’une mère de famille, et sur la liberté effarante dont elles disposent lorsque les hommes du village sont absents : dans cette région reculée d’Espagne, les hommes vont pêcher au large pendant de longues périodes, ce qui permet au juge d’opérer en toute impunité. L’occasion fait le larron, et la veulerie de facto vient assombrir encore les intentions du magistrat qui s’investit totalement dans sa tâche : éliminer l’engeance démoniaque que constituent les jeunes femmes en proie aux désirs inavoués et par ce biais découvrir enfin les tenants et aboutissants de ce sabbat capable (selon un rapport qu’il se plaît à produire) d’envoûter la population d’une ville entière et de les faire danser jusqu’à la mort.
Rien n'est plus dangereux qu'une femme qui danse.
Le récit ne traîne pas et, très vite, Ana, Katalin, Maider, Olaya et Maria se retrouveront en cellule sans savoir au juste pour quelle raison elles ont été capturées par les hommes d’armes du notable. Elles ne tarderont pas à comprendre de quoi on les accuse : ne sont-elles pas allées danser seules dans la forêt, chantant à tue-tête une incantation satanique ? Elles auront beau invoquer l’innocence de leur escapade et la fait que ce prétendu chant maléfique n’est qu’une berceuse ancienne, chantée en basque, une langue qui n’est pas le castillan et donc, de ce fait, immédiatement suspecte. À ce propos, il est vraiment recommandé de visionner le film en version originale : si les dialogues entre le juge et ses conseillers et le curé du coin, ainsi que les minutes du jugement se font dans un castillan agréable et tout à fait intelligible, les discussions entre les jeunes filles sont dans cette langue basque si particulière, qui a tendance à déstabiliser l’oreille des plus avertis. La plus dégourdie d’entre elles, Ana, belle jeune femme au caractère bien trempé, comprendra assez tôt que leur sort est scellé : qu’elles avouent ou pas, elles seront torturées avant d’aller au bûcher. Et si quelques séquences montrent la Question, elles ont ce mérite d’éviter le voyeurisme malsain et le sadisme gratuit : les filles sont uniquement rasées pour que le médecin puisse trouver la fameuse marque du démon (qui a tendance à se cacher dans les parties les moins visibles du corps) puis percées pour en déterminer le degré de sensibilité. C’est pourtant dans ce moment le plus pénible qu’Ana trouvera la lucidité, et la force, de fomenter une stratégie qui, peut-être, sauvera une partie d’entre elles : puisque le juge veut savoir ce qu’est un Sabbat, pourquoi ne pas le lui raconter ? Dès lors est engendré le pacte de la dernière chance pour ces pauvres innocentes : faire croire qu’elles ont été envoûtées et que, oui, elles se sont bien vautrées dans l’adoration du Malin au cours d’une cérémonie mêlant force transes incantatoires et chorégraphies obscènes. Elles iront ainsi jusqu'à recréer le cérémonial qu'on les accuse d'avoir fomenté.
Assez osé. D’autant qu’en outre la réalisation se met au diapason de cette histoire refusant le spectaculaire en se focalisant sur ces protagonistes condamnées d’avance : le format resserré de l’image et un travail extraordinaire sur l’éclairage met parfaitement en valeur les visages de ces filles déterminées qui trouveront dans leur union l’énergie nécessaire pour traverser une épreuve qui en aurait brisé de plus robustes. C’est aussi là que se situe la différence avec la majeure partie des récits qui ont pour héroïne des femmes plus adultes (cf. encore le très beau roman Indulgences de Jean-Pierre Bours) : la jeunesse de ces frêles créatures constitue à la fois leur force et leur faiblesse – car le juge le sait mieux que personne, qui semble peu à peu y succomber, c’est dans ces silhouettes sylphides, esquisse de la femme qu’elles espèrent devenir, que naissent les désirs les plus puissants et pervers chez les hommes – et donc, forcément, que se glisse l’empreinte du Démon.
La lumière sublime (magnifiée par le support HD) est l’un des plus grands atouts de cette production : les paysages désolés au relief découpé, les forêts verdoyantes et ombragées, les intérieurs sombres où surgit la lueur d’une chandelle souffreteuse ; les rouges et les ors se détachent tandis que les hommes de loi, dans leurs vêtements empesés, semblent engoncés dans une grisaille monotone. Et sous l’œil complice d’une caméra juvénile, les actrices se montrent incroyablement naturelles, tour à tour mutines et chaleureuses, complices mais désespérées : elles rient, chantent, dansent, pleurent, racontent, se confient, provoquent ou aguichent avec aisance et délicatesse. Amaia Aberasturi, l’interprète d’Ana, s’y montre particulièrement à son avantage, dans le rôle le plus exposé et le plus risqué : nul doute que d’autres productions feront rapidement appel à son talent ensorceleur. Il fallait face à elle, dans la personne du juge, un Alex Brendemühl solide et crédible pour parfaire le duo sur lequel notre attention finira par se reporter.
Disponible à partir du 7 décembre chez Blaq out, le blu-ray (il sortira aussi en DVD) dispose en outre de scènes coupées, d’un reportage sur la lumière dans le film et aussi d’un documentaire d’une heure et demie du réalisateur lui-même intitulé Mère de dieux.
Un film sensible et enivrant qui s’achève avec une élégance inattendue.
Titre original |
Akelarre |
Date de sortie en salles |
25 août 2021 avec Dulac Distribution |
Date de sortie en vidéo |
7 décembre 2021 avec Blaq Out |
Date de sortie en VOD |
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Réalisation |
Pablo Agüero |
Distribution |
Amaia Aberasturi, Alex Brendemühl, Daniel Fanego, Yune Nogueiras & Garazi Urkola |
Scénario |
Pablo Agüero & Katell Guillou d’après l’œuvre de Pierre de Lancre |
Photographie |
Javier Aguirre |
Musique |
Maite Arrotajauregi & Aránzazu Calleja |
Support & durée |
Blu-ray Blaq Out (2021) region B en 1.66:1/92 min |