Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Quand un grand théoricien du cinéma, spécialiste du son (compositeur et concepteur sonore en plus d’être réalisateur et d’enseigner la théorie du scénario – il était venu à Metz pour des conférences alors que j’étais à l’Université), décide de publier sur David Lynch, artiste singulier du VIIe Art, difficilement qualifiable tant il soulève l’enthousiasme de certains comme il en exaspère d’autres, on obtient une somme aussi passionnante que passionnée, très aboutie dans son analyse où transparaissent un savoir-faire et des connaissances indéniables.
On pourrait aborder cette chronique sous plusieurs angles : celui de l’auteur, celui du sujet (le réalisateur) ou celui du lecteur. Je m’aperçois en fait qu’il sera malaisé d’établir une étude cohérente à propos de ce livre qui s’est avéré, finalement, extrêmement captivant.
Ca n’était pourtant pas gagné d’avance.
D’abord parce que Lynch est un cinéaste que, finalement, je connaissais assez mal – je ne prétends d’ailleurs pas le connaître mieux à présent, mais j’ai au moins cherché à aller au bout de l’expérience initiatique en visionnant en parallèle ses films, certains déjà vus comme Dune, Mulholland Drive ou Fire walk with me, d’autres étant des découvertes totales (Lost Highway). Après avoir passé un bon mois à explorer les arcanes de la série Twin Peaks, je peux affirmer que j’ai dorénavant un meilleur aperçu sur un univers d’une richesse insoupçonnée mais dont l’appréhension est rendue difficile malgré les nombreuses clefs de lecture que Lynch parsème abondamment dans ses œuvres.
Ensuite, il faut bien admettre que, lorsqu’on lit la mention de l’éditeur, on ne s’attend pas à parcourir un texte romancé à la narration claire : il s’agit bien d’une analyse, d’un essai. Ce qui la rend passionnante, c’est l’implication totale de l’auteur dans son sujet, on sent manifestement son admiration pour l’artiste comme pour ses créations et, si l’on a parfois du mal à le suivre dans certaines interprétations des plans souvent nébuleux dont Lynch a le secret, on ne peut qu’être convaincu de sa sincérité. Chion a manifestement décidé de nous donner à lire ce que l’éditeur présente comme « le livre le plus complet sur Lynch » et l’on est bien disposé à le croire – un livre d’ailleurs réédité et augmenté après la sortie d’Inland Empire en 2007. D’autant que, pour qu’on apprécie davantage les analyses et conclusions, on a droit à de très nombreuses anecdotes, souvent saisissantes, qui illuminent des chapitres très denses consacrés à l’œuvre intégrale – en tout cas sur pellicule ou vidéo, les peintures n’étant évoquées que parcimonieusement – dont chaque film se voit en outre doté d’une présentation exhaustive, en commençant par le scénario. Ce souci de ne parler de chacune des réalisations de Lynch qu’après nous en avoir longuement raconté le contenu permet ainsi de mieux saisir les entrées par lesquelles Michel Chion détermine son essai, entrées qu’il systématise dans la seconde partie du livre avec le « Lynch-Kit », un glossaire thématique dans lequel de « Alphabet » à « Vide », on passe en revue les obsessions et réflexes artistiques du créateur d’Eraserhead.
Si la lecture de l’ouvrage s’avère plus aisée que prévu, c’est aussi parce que l’auteur a choisi de nous présenter l’œuvre de Lynch de manière chronologique : passés un avertissement et une dédicace en exergue (tirée d’une chanson du réalisateur), on entre dans le cœur du livre, la partie nommée un peu facilement « Chrono-Lynch », divisée en chapitres qui exploreront la cinématographie lynchienne depuis les courts métrages d’école Six Figures et the Alphabet jusqu’à Fire walk with me.
Au final, le livre se lit quasiment d’une traite, aussi surprenant que cela puisse paraître. Le style, sans être lourd, n’est pas dépourvu de nombreuses références techniques (on nous parle d’ambitus, de tubule et d’acousmatique) mais Chion semble privilégier la clarté à l’élégance et n’hésite pas à se répéter sans heurter les sensibilités. C’est tout à son honneur. En outre, il s’engage souvent, reprenant des avis généraux avant de donner le sien propre, tout en reconnaissant à demi-mots sa fascination presque sans réserve pour le travail de ce cinéaste hors du commun qui, pourtant, s’avère beaucoup plus classique dans son approche du VIIe Art qu’on aurait pu le penser. Il souligne la prédilection de Lynch pour des bandes son travaillées et signifiantes et son goût pour des personnages paradigmatiques, au caractère marqué, avec des héros confrontés à la chute, ce mouvement descendant qui transpire dans toute l’œuvre (chute de l’ange, de la femme qui perd pied dans sa vie, dans la réalité, se sentant aspirée par l’inéluctabilité des abysses : c’est Laura Palmer ou Dorothy Vallens de Blue Velvet). Parallèlement, on notera l’importance du romantisme (échevelé) que Lynch essaie d’incorporer à ses histoires qui apparaissent beaucoup trop sombres et désespérées aux non-initiés – sauf peut-être Sailor & Lula où ce trait est stigmatisé, magnifié par une musique envoûtante : si l’on excepte Lost Highway, on constate en effet combien les histoires d’amour apparaissent transcendantes dans ses films, illuminant du même coup un destin complexe et donnant un autre éclairage aux drames qui se nouent. Lynch, romantique ? On aurait du mal à le croire sans les très nombreux arguments avancés par Chion, qui souligne aussi combien le cinéaste apprécie l’humour « lent », moins absurde que décalé, avec des répliques qui surprennent et désarçonnent et des situations qui détonnent (comment rester insensible devant la correction – typiquement mafieuse - infligée par Frank à Jeffrey dans Blue Velvet ou par Mr Eddy à un conducteur trop zélé dans Lost Highway ?).
L’autre aspect enthousiasmant du livre est cette humilité qui se dégage dans l’approche de Chion, comme lorsqu’il avoue avoir été déçu par la première vision de Fire walk with me avant de finalement y adhérer, tout en reconnaissant les limites de la compréhension de l’œuvre et le fait que le public et les critiques n’aient pas suivi (l’échec retentissant de Dune dans lequel il trouve pourtant d’indiscutables qualités tant techniques que narratives en est un autre exemple probant). J’aime aussi sa façon de relativiser la réussite de Lost Highway qui, par sa thématique et son traitement désabusé, semble davantage coller à l’image « d’esthète distant et cynique » que tout le monde se fait du réalisateur – alors que la folle passion qui est au centre de Sailor & Lula déroute même les plus aguerris des spectateurs (moi-même, j’avais d’abord trouvé ridicule la scène finale où Sailor déclame son amour à Lula en lui chantant Love me tender).
Revenons aussi à ces anecdotes qui scandent l’ouvrage, comme le projet Retour du Jedi auquel Lynch avait été convié (imaginez un peu le résultat ! Mais Lynch ayant toujours voulu conserver le final cut, parfois au détriment de son salaire, cela ne pouvait de toutes façons pas se faire), où l’explication de la lumière et des cadrages si particuliers du début de Dune (Lynch a été surpris de trouver des décors en dur dans lesquels les caméras ne pouvaient s’imbriquer, ces dernières étant en outre d’un modèle qui ne permettait pas de jouer sur les variations de lumière en modifiant l’ouverture du diaphragme). Les plus significatives, et les plus troublantes sont sans doute celles, données sporadiquement par le réalisateur au cours de rares interviews, qui présidaient à la naissance de tel scénario (comme l’aveu fait par Lynch qu’il a VRAIMENT entendu quelqu’un, un jour, lui dire à l’interphone : Dick Laurent is dead. – c’est à dire la phrase qui lance le script de Lost Highway).
Pour finir, je laisse conclure l’auteur à propos de l’analyse du cinéma de Lynch :
Un tout expressif et organisé à partir d’éléments qui accusent leur disparité.
Titre original | Lynch |
Auteur | Michel Chion |
Format | Broché 17x22 |
Editeur | Cahiers du Cinéma 1998 |
Collection | Auteurs |
Edition originale | Cahiers du Cinéma 1992 |
Genre | Essai |
Traducteur | |
Pages | 288 |