Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Voici quelques semaines que s’est achevé le second défi cinéma auquel je participais : un Marathon Lynch, pour lequel Yuko, Cecile, Cachou et moi-même nous sommes efforcés de suivre un rythme de visionnage hebdomadaire et, si possible, de parution des articles régulier. Ce ne fut pas toujours aisé. Le choix des films a répondu aux mêmes impératifs que pour le précédent défi (celui sur Kubrick) : découvrir un réalisateur, son style, ses thèmes de prédilection, à travers ses réalisations vues dans l’ordre chronologique. Le moyen de se rendre compte d’une éventuelle évolution dans la carrière mais aussi de voir dans ce cadre des œuvres qui nous avaient échappées.
Or, Lynch, je connaissais. Plus ou moins en fait. Je m’étais déjà fait une bonne sélection il y a deux ans, alors que je regarnissais ma DVDthèque : Mulholland Drive et Inland Empire m’avaient profondément touché et j’avais surtout envie de pouvoir voir enfin, dans son intégralité, l’extraordinaire série télévisée Twin Peaks qui m’avait tant intrigué. Et j’ai été conquis.
Lorsque Cachou a lancé l’idée de ce Défi cinéma, je ne pouvais qu’acquiescer : pour elle (entre autres objectifs), c’était l’occasion de se frotter à un autre cinéaste vénéré par une frange de la critique, parfois haï mais généralement respecté dans la profession. Quant à moi, je voulais explorer l’imaginaire lynchéen, ses sources et la manière dont il utilise ces symboles récurrents que j’avais déjà observés, et vus interprétés brillamment dans le livre que Michel Chion lui avait consacré. J’avais hâte de me frotter à Eraserhead, son premier long, pour lequel des générations de fans continuent à égrener leurs dithyrambes sur la toile ou autres magazines spécialisés. Et puis revoir Dune, malgré ses outrances et ses errances, redécouvrir Sailor & Lula et Elephant Man avant de terminer en beauté par le DVD de Inland Empire.
Le Défi Kubrick m’avait permis de tempérer un peu mon admiration sans borne pour le créateur de l’inestimable 2001, l’Odyssée de l’espace, tout en le consacrant, chez moi, et définitivement, comme un artiste unique, talentueux et parfois génial. Mais la confrontation de mon enthousiasme primaire avec l’analyse détachée et sensible de Cachou avait ouvert des voies de réflexion inattendues. J’entrai ainsi dans le nouveau défi avec les mêmes attentes, presque l’envie qu’on m’ouvre un peu plus les yeux sans me dégoûter pour autant. Et puis, quel beau prétexte pour s’offrir des séances de cinéma intelligentes !
A présent qu’il est officiellement terminé (bien que nos camarades blogueuses Yuko et Cecile aient en réserve quelques chroniques), et qu’on a pu faire le point – par le biais des commentaires sur nos blogs respectifs mais aussi par échange de courriels très denses – force m’est de constater que Lynch est bien autre chose qu’un simple metteur en scène. En fait, tout dans sa façon d’être et de créer le cataloguent comme artiste complet : on voit déjà dans le générique d’Eraserhead sa faculté d’être au four et au moulin, responsable tant de la direction d’acteurs que des décors, des effets spéciaux mais aussi (et surtout peut-être) de la bande-son. Le « son » Lynch. Indissociable d’une expérience de projection de ses films ou épisodes de série. Il contribue à déchirer le voile entre les mondes où il nous fait voyager sans qu’on sache bien lequel est le nôtre : à chaque intervention musicale (a fortiori, chaque fois qu’un artiste entonne une chanson), la réalité bascule, le quotidien se fissure, les possibilités se chevauchent et notre raison vacille. C’est sans doute ce qui pose tant problème dans ses œuvres : lorsqu’on se met à chercher, à tout prix, comme pour se rassurer, un sens concret, une raison d’être en se calquant sur des hypothèses rationnelles. Or, comme l’avait déjà mentionné Chion, et comme le souligne fort à propos Pacôme Thiellement, auteur du fascinant (et plus passionnant que je n’aurais cru de prime abord) la Main gauche de David Lynch :
Il n’y a pas, il n’y a même jamais eu « rien à comprendre » dans les films de David Lynch.
Car Lynch, en échafaudant une véritable poétique de la narration cinématographique, dévoile le mode d’interprétation par le truchement de signes, de symboles plus ou moins évidents et univoques, laissant au spectateur le soin d’entamer son périple initiatique en transcendant le visionnage dans une quête d’absolu. La manière dont Chris Isaak (agent du FBI, collègue de Dale Cooper) décrypte la danse de Lil (la femme aux cheveux et à la robe rouges) dans Fire walk with me serait une façon adéquate de décoder les signes dispensés par Lynch : rien d’explicite, tout passe par le visuel, l’analogie et le symbolique.
Tiré par les cheveux ? Possible. Après tout, on peut tout aussi bien réfuter tout en bloc et décréter que Lynch nous prend pour des cons et nous hypnotise par des plans assemblés sans queue ni tête en exposant des fantasmes morbides et des situations grand-guignolesques. D’ailleurs, si on n’adhère pas, ce serait une réaction saine. Salvatrice mlême. Une manière de se préserver.
Car chercher à interpréter Lynch est ardu et engendre systématiquement frustration et colère. Je me souviens de la mienne aux ¾ d’Inland Empire, lorsque les nœuds gordiens semblaient s’être démêlés et que la vérité allait se révéler. Le finale consécutif parvint malgré tout à m’emporter, comme souvent chez cet artiste, dès lors que j’acceptais de me laisser porter. D’ailleurs, Cachou elle-même, qui pourtant s’est montrée souvent réservée et critique envers ses œuvres, a bien compris que Lynch se ressent davantage qu’il ne se lit : pour peu qu’on se montre un peu « frileux », un peu dubitatif, on reste à l’extérieur de l’expérience, on regarde sans parvenir à comprendre et on en ressort frustré, déçu car marqué par le sentiment d’un manque. Le tout est d’entrer, comme dans cette White Lodge qui est au centre de la série Twin Peaks et qui exige un effort sur soi rituel ou sacrificatoire. On n’a rien sans rien chez Lynch, sans doute partisan de « l’échange équivalent » qui sert de mantra aux protagonistes de Full Metal Alchemist.
Lynch déstabilise parce qu’il questionne certaines choses enfouies, celées, qu’on peine à exposer. Et il le fait avec une méthode peu conventionnelle mais qui repose pourtant sur des techniques éprouvées : son sens du cadrage comme de l’exposition est avéré, ses choix de comédiens comme de décors ne sont jamais innocents. C’est la raison pour laquelle (et mes camarades du Défi sont tout à fait d’accord là-dessus), quand bien même on n’aurait pas adhéré aux images, aux récits ou aux thèmes abordés, quand bien même on se sentirait mal à l’aise, inconfortable devant ses films, il est vain (et même stupide) de dire que David Lynch est un mauvais réalisateur. Mais je conçois tout à fait qu’on puisse ne pas aimer, voire détester ce qu’il fait.
Moi-même, je ne me considère pas fan. Pas dans le sens où on l’entend habituellement : je ne soutiendrai jamais aveuglément chacune de ses assertions – par exemple, la lecture de Mon histoire vraie m’a souvent agacé, engoncée qu’elle est dans des propos un peu illuminés sur la méditation transcendantale. Sailor & Lula me gêne parfois quand le film se laisse emporter dans des situations scabreuses avec des personnages complètement barrés – alors que j’adhère nettement plus à ceux de Mulholland Drive ou même Fire walk with me. Le pessimisme latent (qui tranche avec la première partie de sa carrière) d’un Lost Highway ne me dérange pas outre mesure : j’y trouve la source d’un malaise profond, d’une angoisse sourde qui m’ont fait aimer l’expérience qui en résulte, même si je comprends qu’elle ne colle pas avec la portée épiphanique des films précédents (l’avènement du Messie de Dune ou l’assomption de Laura à la fin de Fire walk with me). C’est son sens de l’Etrange, de la « rupture », qui me passionne chez Lynch, cette faculté à bousculer, à ouvrir des passages dimensionnels, à filmer les ombres et les reflets de la réalité tout en parvenant à émouvoir. Il y a en moi quelque chose qui vibre à l’unisson de ses visions énigmatiques. C’est inexplicable.
J’aime son cinéma.
Pour lire les chroniques associées aux films visionnés dans le cadre de ce Marathon, vous pouvez cliquer sur les titres des films en couleurs ou vous reporter aux blogs concernés.