Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Une chronique de Vance
Après un Faux-Semblants décevant malgré sa réputation flatteuse auprès des admirateurs de Cronenberg, je comptais bien redorer mon blason et réévaluer mon intérêt pour ce Challenge avec un Festin nu qui m’avait tant intrigué voici quelques années.
Film n°9 : le Festin nu
Titre original : the Naked Lunch (1991) avec Peter Weller & Ian Holm, adapté du roman éponyme de William Burroughs
DVD zone 2, BAC Vidéo (2008)
1.77 : 1 – 16/9
VOST 2.0 ; 110 min
Le coffret BAC Films (en duo avec Crash, dans la collection « Réalisateurs de légende ») propose un bon master avec des images granuleuses offrant un beau contraste. La partition d’Howard Shore est plutôt bien rendue, les dialogues étant parfois un peu étouffés.
Résumé : William est un écrivain raté, en manque d’inspiration. Dans le New-York de 1953, il a trouvé un boulot d’exterminateur de cafards mais il est surveillé de près par les flics qui le soupçonnent d’utiliser le produit traitant comme une drogue, ce dont ne se prive pas sa femme qui trompe son ennui avec. Le jour où, sous emprise, il la tue accidentellement, il comprend qu’il vaut mieux pour lui se réfugier dans l'Interzone, comme le lui a suggéré un cafard…
La rencontre entre un écrivain underground connu et le réalisateur de Videodrome avait de quoi donner des frissons existentiels, générer des vertiges tant à l’écran qu’après le visionnage et susciter des troubles délicieusement déstabilisants. On s’attend à des réflexions profondes et à des séquences hallucinées, à des voyages oniriques et des plans osés et surtout à une œuvre aussi sincère que fascinante.
On s’attend, en fait, à être emporté, même si l’on ne saisit pas au premier abord tous les concepts évoqués dans la narration, forcément non conventionnelle.
Mais voilà.
Burroughs est ce qu’il est, et il faut déjà se satisfaire de récits conçus sous emprise. Or, je n’ai pas lu le Festin nu et ne suis pas connaisseur des textes de l’auteur de la Machine molle, Nova express et le Ticket qui explosa, livres difficiles à classer, aux frantières de la speculative fiction, dont beaucoup d’auteurs ne nient pas l’influence sur leurs propres œuvres avec cette narration par collages et cette écriture brillante mais dérangeante dépeignant un monde violent et décadent. Tout au plus puis-je me targuer d’avoir eu la curiosité de parcourir les Cités de la mort écarlate, roman plus récent que les précités où Burroughs se refaisait une jeunesse.
Le Festin nu est l’un de ses premiers écrits, et il a fait couler beaucoup d’encre. Cronenberg en a tiré un film atypique, sans doute admiratif, mais tellement empreint de cette langueur « fin de siècle » et de respect qu’on en ressort aussi délavé que les images du chef opérateur Suschitzky. Peter Weller a beau camper un William Lee plutôt séduisant dans ses postures flegmatiques (alors que le monde entier semble se déliter autour de lui), on a du mal à se passionner pour ses tribulations éthérées, d’autant qu’il adopte la plupart du temps cette attitude particulière aux héros de Cronenberg, souvent passifs, préférant réagir que prendre l’initiative. Les dialogues fumeux cherchent à nous plonger la tête la première dans un bain d’acides et confèrent un ton agaçant à l’ensemble, comme s’il fallait faire partie d’une élite intellectuelle pour en apprécier les tenants et aboutissants.
Reste cette histoire de réalité parallèle, disloquée, intelligible uniquement au travers de la consommation de substances nocives, dans laquelle le monde se partage entre cafards et mille-pattes, dans une lutte intestine où les humains ne sont, au pire, que des espions dévoyés, témoins impuissants de la déliquescence d’une société futile : elle a le mérite de transposer dans un univers irréel les délires d’un auteur associant sans vergogne Starship Troopers et Casablanca. L’Interzone, où court se réfugier William, semble un endroit en marge du Réel, autant Avalon que Tanelorn, et les humains s’y prêtent à un jeu de dupes constamment arbitré par les rapports entretenus avec leurs machines à écrire, sortes d’interfaces vivantes avec la strate supérieure de la réalité. C’est parfois d’un ridicule assumé, d’autrefois plutôt étonnamment pertinent, comme si Cronenberg hésitait, dans un scénario bêtement linéaire, entre les visions « éclatées » de Burroughs et les schémas plus cohérents d’un Philip K. Dick repenti.
Au bout du compte, le film, en dehors de certaines réflexions percutantes et d’un sens artistique accompli (Cronenberg y semble avoir perfectionné sa maîtrise du cadrage et son goût pour l’insertion de plans avec effets spéciaux), n’a aucun intérêt.
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