Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Titre original : the Three Stigmata of Palmer Eldritch
Un livre de Philip K. Dick (1964), éditions Opta 1969, publié chez J’ai Lu.
Traduction : Guy Abadia
4e de couverture : Que la Terre, en ce lointain futur, soit chaque jour un peu plus torride – bientôt il faudra fuir la planète ! – c’est là une réalité indubitable. Le doute, en revanche, règne sur l’identité des êtes. Qui est qui ?
Tous drogués, devenus cognitifs et télépathes, les Terriens ne vivent plus que dans le fantasme et l’illusion. Et Leo Bulero qui détient le secret de la « poudre » fait la loi.
Jusqu’au jour où il lui faut affronter Palmer Eldritch, un aventurier interplanétaire revenu du Centaure avec une nouvelle drogue cent fois plus puissante et dangereuse.
Mais qui est ce terrifiant Palmer Eldritch aux yeux artificiels, aux bras mécaniques ? Un magicien fou ? Un dieu ? A mois qu’il ne soit l’Illusion elle-même…
Une chronique de Vance
Lire Dick, même avec une légère préparation, c’est forcément s’exposer 1) à des surprises plus ou moins agréables 2) à des déceptions à la hauteur des précédentes surprises. Mais ça n’est jamais anodin.
L’auteur a enflammé les imaginations des jeunes écrivains français des années 70, qui le statufièrent et s’en inspirèrent ouvertement tout en insufflant dans leurs écrits des notions beaucoup plus ouvertement politiques. Sa manière d’aborder le concept de réalité(s) étayait les interrogations d’illuminés qui s’inquiétaient devant le matérialisme cynique de leur propre civilisation. Mais l’homme n’a pas rédigé que des chefs-d’œuvre incontestables comme le Maître du Haut-Château : il a beaucoup écrit et, si l’on sent dans ses mots une forte influence de Van Vogt, du moins à ses débuts, il a aussi créé des textes sous l’influence de substances illicites. Son écriture devient du coup plus éthérée, voire absconse, au gré de ces mondes adjacents qui s’entrechoquent, de ces réalités qui vacillent et s’émiettent.
Le Dieu venu du Centaure devait s’intercaler dans une sorte de cycle que je m’étais construit (et défait ensuite) qui devait me conduire à Ubik puis à la Trilogie divine – car je ne souhaitais pas aborder ces récits sans une initiation livresque.
En fait, comme je l’ai avoué à Cachou, je crains ces romans. Leur statut me fait peur, leur contenu aussi. Et la crainte se nimbe d’une sorte de jubilation préalable, comme lorsqu’on s’apprête à sauter dans le vide. Eprouver une exaltation immense – et ne plus pouvoir revenir. Ou, du moins, pas intact.
Le coin du C.L.A.P. : bien calé dans mon sac à dos, ce livre a voyagé docilement au-dessus de l’Atlantique et des déserts américains. Entamé dans un petit hôtel du Nevada, après une rude journée, poursuivi tout au long du périple devant nous emmener à San Francisco, il s’est achevé en France, sagement et dignement. Vive le format poche et les librairies d’occasion !
Le Dieu venu du Centaure est un livre assez déstabilisant, commençant comme une enquête et se poursuivant en une sorte de quête onirique un peu foutraque. A nouveau, Philip K. Dick multiplie les personnages-clefs sans qu’on arrive à véritablement se prendre de passion pour l’un d’entre eux : encore une fois, pas de vrai héros, mais des arrivistes couards, opportunistes ou machiavéliques. Comme dans Loterie solaire, dont il semble assez proche, les personnages féminins sont très mal lotis, on ne relèvera qu’une prévog qui cherche à grimper les échelons de sa société le plus vite possible, une illuminée cherchant sur Mars des ouailles à convertir et une artiste réalisant des poteries originales. Elles n’apparaissent que pour donner un sens au destin d’un individu qu’on pourrait qualifier de héros – mais qui n’en a ni les épaules, ni le comportement. Mayerson, chef du département prévog de Léo Bulero, chargé de déterminer à l’avance l’évolution des marchés, les tendances, mais aussi les conséquences de certains actes décisifs, est cet homme-là. Ses interrogations, ses hésitations, ses pensées intimes rythment le récit de la confrontation attendue entre son chef, sorte de maffieux de la drogue aussi fascinant qu’horripilant, et ce Palmer Eldritch qui, au départ du moins, semble protégé par les Nations-Unies. L’enjeu ? La mainmise sur un marché unique, celui du commerce d’une drogue vaguement tolérée (mais officiellement, bien entendue, interdite) qui permet aux fermiers martiens, travaillant dans des conditions misérables, d’oublier leur ordinaire en s’évadant artificiellement par le biais d’un hallucinogène combiné à… une poupée Barbie. Bulero commercialise les « poupées Pat », modèles en miniature de ce que désirent les clients (splendide appartement, voiture et corps de rêve, vacances dépaysantes, etc.) et vend sous le manteau le D-Liss, grâce auquel chacun peut s’incarner dans un avatar de la poupée, mais un avatar réaliste. La rumeur de l’arrivée de cet Eldritch que personne n’a vu mais que tout le monde connaît bouleverse ce petit monde : Bulero devra le rencontrer pour tirer les choses au clair, c’est inévitable. Mais Eldritch a tout prévu…
C’est ensuite que ça se gâte. On quitte assez abruptement une progression classique pour une séquence en apnée dans une série de va-et-vient entre les réalités. Car la nouvelle drogue, le K-Priss, n’a plus besoin qu’on se focalise sur un objet et brise toutes les barrières, tant sociales que physiques, permettant à chacun de revivre, à l’envi, des scènes de son passé – ou de se projeter dans l’avenir. Toutefois, un détail a son importance : Eldritch est présent dans tous ces fantasmes, présent dans tous ces rêves, ces réalités illusoires. Omniprésent. Tout-puissant, capable de recréer ces univers oniriques et de les plier à sa volonté. Un tel pouvoir est celui d’un dieu, ni plus ni moins. Quand ils s’en rendront compte, Bulero et Mayerson s’en mordront les doigts. Comment échapper à un dieu ? Comment le vaincre ?
Dans cette seconde moitié, on va naviguer dans un futur où la grande confrontation a eu lieu, et dans le passé honteux de Mayerson, désireux de reconquérir sa femme (l’artiste). On va glisser, parfois sans le savoir, dans des mondes éthérés, quelquefois réalistes, quelquefois vides. Eldritch se joue des sens et de la raison de ceux qu’il entraîne dans ses délires, au moins autant que Dick se joue de notre certitude. Au point qu’on ne sache plus ce qu’il désire raconter – ou si, véritablement, il cherchait à raconter, voire à finir son récit.
Le contexte est tout aussi saisissant, mais traité presque par dessus la jambe : une Terre presqu’inhabitable, des opérations chirurgicales capables d’accélérer l’évolution, des extraterrestres aux motifs obscurs… Ce qui aurait pu donner une aventure rocambolesque, ou un véritable space-opéra métaphysique est réduit à une œuvre difficile à jauger, redondante, bavarde et parfois lourde – mais fascinante.
Pas aussi ardu ni prenant que le Maître du Haut-Château, pas aussi séduisant, ni (je l’avoue) agréable à lire, mais incontestablement intéressant. Un bon Philip K. Dick.
Incipit :
Barney Mayerson s’éveilla avec un exceptionnel mal de tête dans une chambre inconnue d’un immeuble résidentiel inconnu. A côté de lui, les couvertures remontées jusqu’à ses épaules lisses et nues, la bouche délicatement entrouverte pour respirer et la tête auréolée d’une cascade de cheveux d’un blanc cotonneux, dormait une fille qu’il ne connaissait pas.
Je vais être en retard, se dit-il en se laissant glisser du lit, luttant pour se maintenir debout, les yeux fermés pour refouler sa nausée. Si cela se trouvait, il était à plusieurs heures de son lieu de travail. Qui sait même s’il n’avait pas quitté les Etats-Unis ? Cependant, il était toujours sur la Terre ; la pesanteur qui le faisait tituber était normale et familière.
Et dans la pièce à côté, posée au pied du sofa, se trouvait la valise également familière, celle de son psychiatre, le Docteur Sourire…
Citations :
Chapitre 3, p. 56 : à propos de la consommation de D-Liss.
La législation était formelle sur ce point. L’adultère ne pouvait être prouvé. Des experts de l’ONU sur Mars et les autres colonies s’y étaient essayés… en vain. Pendant toute la durée de la translation, tout était permis : l’inceste, le meurtre, n’importe quoi, en restant du point de vue juridique une simple illusion, un désir sans conséquence.
Chapitre 3, p. 62 : idem.
Nous sommes ici pour faire tout ce que nous pouvons pas faire là-bas. Là où nous avons laissé nos corps corruptibles. Et tant que nos combinés resteront en état de fonctionner, tout… (Elle fit un geste en direction de l’océan, puis toucha son corps, incrédule.) Tout ça ne peut pas se défaire, n’est-ce pas ? Nous avons endossé l’immortalité.
Chapitre 6, p. 136 : descente de trip.
Tout se volatilisa, comme si l’appareil qui avait servi à la projection s’était trouvé soudainement débranché. Il n’y avait plus autour de lui qu’un vide éclatant, une réverbération éblouissante annonciatrice, se dit-il, de cet épiphénomène auquel on donne le nom de « réalité ».
Chapitre 9, p. 187 : slogan du K-Priss.
DIEU PROMET LA VIE ETERNELLE. NOUS, NOUS LA DISPENSONS.
Chapitre 12, pp. 263-264 : Mayerson explique aux paysans martiens ce qu’est cette présence inquiétante qu’on ressent quand on prend du K-Priss.
Cette chose […] a un nom que vous reconnaîtriez si je vous le disais. Bien qu’il soit certain qu’elle ne songerait jamais à se désigner ainsi. C’est nous qui lui avons attribué ce titre. A la suite d’une expérience à distance, étalée sur des milliers d’années. Tôt ou tard, nous devions nous trouver confrontés avec elle. Sans la distance. Ni les années.
-Vous voulez parler de Dieu..
Chapitre 13, p. 266 : discussion à propos d’Eldritch.
Une chose qui vient à nous les bras ouverts et les mains vides, comme tu dis, ne peut pas être Dieu. C’est une créature façonnée par quelque chose de plus grand qu’elle-même, tout comme nous. Dieu n’a pas été façonné, et il ne se pose pas de problèmes.
Chapitre 13, p. 270 : idem.
Au lieu de Dieu acceptant de périr pour l’Homme, comme jadis, nous avons vu – l‘espace d’un instant – une puissance… la puissance supérieure demander à l’homme de se sacrifier pour elle.