Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Titre original : Eye in the sky
Un livre de Philip K. Dick (1956), éditions Robert Laffont 1976, publié chez J’ai Lu.
Traduction : Gérard Klein
4e de couverture : Ils sont huit à avoir été précipités dans un faisceau de protons. Huit miraculés qui s’étonnent de revenir la vie normale. Normale ? L’est-elle vraiment ?
Jack et Marsha, sa femme, ressentent une sorte de gêne indéfinissable, comme si tout, autour d’eux, était bizarre, irréel. La réalité semble se fissurer, le quotidien se craqueler.
Comment un essaim de sauterelles peut-il surgir de nulle part ? Pourquoi attaque-t-il Jack ? Mais surtout, pourquoi le visage et le corps de Marsha se déforment-ils monstrueusement ?
Les rescapés sont-ils encore des hommes ou des simulacres ? La réalité n’a-t-elle pas fait place à un délirant monde de cauchemars, où les règles de notre univers n’ont plus cours, où tout est possible, même, dans le ciel, la présence de l’œil de Dieu qui surveille ses créatures désarticulées ?…
Une chronique de Vance
Dubitatif je suis.
Par ce livre, présenté régulièrement comme une ébauche de Au bout du labyrinthe (vous avez déjà compris que ce dernier est sur ma liste), j’ai traversé, vécu, différentes phases, de l’enthousiasme à l’exaspération, recherchant régulièrement un sens à cette prose qui affichait sa morgue et sa vista avec un brin de cynisme et de désenchantement. Je suppose qu’il faut que je m’attende à cela, et régulièrement, chaque fois que je voyagerai dans les mondes de Philip K. Dick. Ca n’a pas la grandiose saveur d’absolu du Maître du Haut-château mais ça navigue clairement dans une dimension supérieure à Loterie solaire.
Ce qui étonne (et peut-être est-ce dû à une traduction éclairée et dynamique de Klein), c’est la propension de l’auteur à s’embarquer dans des discussions presque tarantinesques tant elles paraissent a priori inutiles à la narration. Car l’accident du « bévatron » [j’adore ce nom !], s’il occupe les 4 premiers paragraphes de notre livre, se dissout bien vite dans un prologue a posteriori où on découvre un Jack plus qu’irrité par la décision de sa direction de le mettre à pied, suite à une enquête ayant déterminé que sa femme présentait un risque (infime, reconnaissent-ils) d’être… communiste. L’action se passe fin 1959. Jack est ingénieur, sa femme pourrait être une dame ordinaire de la petite bourgeoisie (c’est à dire qu’elle passerait son temps à coudre, repriser, et participer à des thés en compagnie d’autres dames désœuvrées), mais voilà : elle est curieuse. Et cela préoccupe grandement les dirigeants de la société d’électronique pour laquelle travaille Jack.
Chapitre 1, p. 12 :
- Nous n’affirmons pas que votre femme est communiste, dit Mc Feyffe. Nous estimons seulement qu’elle représente un risque. La possibilité que Marsha soit communiste existe.
- Seigneur Dieu, dit Hamilton d’un ton badin, alors je dois prouver qu’elle ne l’est pas, c’est ça ? […]Marsha s’intéresse à tout. Elle est intelligente et cultivée. Elle a toute la journée pour réfléchir. Est-ce qu’elle devrait rester assise chez elle et juste… (Les mots manquèrent à Hamilton.) faire la poussière, cuisiner, coudre ?
[…]
- Nous avons des indices ici, dit McFeyffe. J’admets qu’aucun d’entre eux n’est significatif en lui-même. Mais ajoutez-les les uns aux autres, et si vous considérez la moyenne statistique, c’est diablement au-dessus, Jack. Votre femme est mêlée à trop de mouvements gauchisants. […] 99% de votre femme peut être parfaitement américain, elle peut être une bonne cuisinière, une bonne conductrice, payer ses impôts, être généreuse, et cuire des gâteaux pour les kermesses. Mais le 1% restant peut être engagé dans le Parti Communiste. C’est tout.
Au passage, beau portrait de « femme américaine », n’est-ce pas ? Egratigné avec beaucoup de mordant par un Dick ironique quoique toujours un peu sentencieux. Et il ne se prive pas de s’étendre sur cette société paranoïaque dans laquelle il vit, bornée mais audacieuse, rétrograde et en pleine mutation.
C’est plaisant, mais on ronge également son frein en attendant le basculement, l’irruption de l’irréel. Ici, la première donne droit à une montée en tension réussie : des impressions fugitives, des sensations éparses font douter nos héros. Ils se réveillent à l’hôpital, indemnes : plus de peur que de mal. Mais sont-ils vraiment indemnes ?
Chapitre 3, p. 31 :
Comme elle s’éloignait, il la retint par l’épaule.
- Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui est… de travers ?
Elle secoua la tête :
- Je ne peux pas le dire. Je ne peux même pas l’imaginer. Depuis que je suis revenue à moi, il me semble que quelque chose sonne faux, juste derrière moi. Je le sens. Comme si… (Elle fit un geste.) J’espère pouvoir me retourner assez vite et voir… je ne sais quoi,. Quelque chose de caché. Quelque chose de terrible.
3 chapitres, rien que pour le réveil après l’accident. Très progressivement, Jack & Marsha, mais aussi les autres protagonistes-survivants de l’accident, vont se rendre à l’évidence : ils ne sont pas chez eux. Ou plutôt, ils sont à la fois allongés, inconscients, sur le sol empli de poussière du bévatron, au milieu de machines détruites, et debout, en pleine santé dans un monde qui s’avère être une sorte de copie décalée du nôtre.
Chapitre 4, pp. 44-45 :
- Vous avez rêvé, Mrs. Hamilton ? Qu’est-ce que vous avez rêvé exactement ?
- […] Nous tous. Gisant là, inconscients. Et rien n’arrivait. Pas le sentiment du temps. Rien qui bouge.
- Dans le coin, dit Laws, quelque chose bougeait ? Des infirmiers peut-être ?
- Oui, dit Marsha. Mais ils ne bougeaient pas. Ils semblaient arrêtés, gelés, suspendus à une espèce d’échelle.
- Ils bougeaient, dit Laws. J’ai rêvé cela aussi. Au début, je pensais qu’ils ne bougeaient pas. Mais ils avançaient. Très lentement.
[…]
- Mais, dit Marsha d’une voix tendue, cela continue. Nous sommes encore là.
- Là-bas ? Dans le bévatron ?
[…]
- Peut-être avons-nous sombré jusqu’en dans la réalité vraie. Peut-être toute cette farce était-elle là, de tous temps, juste sous nos pieds.
Et on finit par comprendre. Comprendre que les huit sont à la fois couchés dans la machine et plongés dans une autre réalité, une réalité conçue par le cerveau plus ou moins fonctionnel de l’un d’entre eux. Un continuum où il suffit de prier pour que les miracles survinssent, où des anges soufflent littéralement des réponses à leurs fidèles, où Dieu (qu’on ne peut nommer, à la manière des Hébreux – il est désigné sous la dénomination (Tétragrammaton) régit le monde perché sur un ciel qu’on peut atteindre à l’aide d’un parapluie…
Mais Jack Hamilton parvient vite à démonter la mystification et à comprendre de quoi il en retourne. Certes, l’un d’eux a de quoi se réjouir dans cet univers, mais les autres finiront forcément par en pâtir – surtout si l’on est foncièrement athée. Il faut donc en sortir. A l’aide d’un stratagème osé, Jack et les autres parviennent à déjouer la vigilance de celui par qui tout est arrivé : en le neutralisant, ils démolissent la trame de cet univers fantasmé.
Oui mais…
Au lieu de retourner chez eux, dans cette réalité qu’ils croyaient la seule véritable, ils se retrouvent dans un ailleurs. Toujours similaire (même ville, même géographie) mais subtilement et CRUELLEMENT différent. Les choses laides, bruyantes ou malodorantes y disparaissent sans bruit. Cela peut arriver à tous ceux qui auront le tort de déplaire au nouveau maître du monde… Tout est à recommencer.
Commençant comme un glissement progressif dans une autre dimension, jouant sur les simulacres et la perception, le roman devient petit à petit une sorte de course-poursuite au rythme augmentant au fur et à mesure que les huit passent d’une réalité à l’autre, un peu comme des Sliders maudits. Au passage, on découvre les travers de chacun, leurs pensées les plus profondes, leur vision restreinte d’un monde qu’ils rejettent, d’une façon ou d’une autre.
Ca s’accélère tant qu’on sent bien qu’on ne se fera pas les huit univers les uns derrière les autres. Et puis, sous les réflexions de Jack, il y a cet humour constant, parfois malsain, qui dégoupille souvent la tension. On ne parvient pas à s’inquiéter et on traverse les univers entre amusement et inquiétude.
Difficile de décider si le livre est vraiment abouti, d’autant que la fin est vraiment décevante. L’impression de s’être fait avoir.
Un petit mot sur la couverture de mon J’ai Lu de 1981, signée Boris, avec ce héros musclé au milieu de reptiles menaçants : ça aurait parfaitement collé à du Vance ou du Farmer, mais là…
Incipit :
Le déflecteur du faisceau protonique du bévatron de Belmont trahit ses inventeurs le 2 octobre 1959, à 4 h de l’après-midi. Ce qui se produisit, ensuite, ne dura qu’un instant. N’étant plus convenablement réfléchi, et ne se trouvant donc plus contrôlé, l’arc de 6 milliards de volts jaillit vers le plafond de la salle, brûlant tout sur son passage, et notamment une plateforme d’observation qui surmontait le puissant aimant torique. 8 personnes se trouvaient à ce moment-là sur la plateforme : un groupe de visiteurs et leur guide…
Citations :
Chapitre 4, p. 41 : Jack demande pardon pour ce qu’il a dit de Miss Reiss.
Sa personnalité est rigide, pleine de contraintes. Un mode de pensée antichat conduit inévitablement à l’antisémitisme.
Chapitre 15, p. 236 : regrets concernant leur premier univers.
- Nous aurions pu produire en quantité tout ce que les gens ont toujours désiré. De la nourriture, des médicaments, du whisky, des illustrés, des charrues, des contraceptifs. Et quel principe admirable !
- Le Principe de la Régurgitation Divine. La Loi de la Fission Miraculeuse, acquiesça Hamilton.
Chapitre 16, p. 242 : inquiétude à propos de McFeyffe.
- McFeyffe, dit Hamilton, êtes-vous communiste ?
- Ouais, j’en ai l’impression.
- Depuis longtemps ?
- Depuis la Crise.
- Un petit frère fusillé par Herbert Hoover ?
- Non. J’ai eu faim et j’étais en chômage. J’en avais assez de cette vie-là.