Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
King Kong, depuis qu'il a été porté à l'écran avant-guerre, est entré au panthéon du VIIe Art, non seulement par ses qualités cinématographiques, mais en tant que mythe.
Il a donc, forcément, été repris. Plusieurs fois.
Et, apparemment, l’argent et le temps ne font rien à l’affaire.
La version de John Guillermin en 1976 comme celle de Peter Jackson en 2005, malgré l’investissement artistique et matériel incontestable (Jessica Lange est plutôt convaincante, Naomi Watts est sublime), ne parviennent pas à toucher autant que ce film qui, sur le plan formel, paraît pourtant faire pâle figure. Celle de 2017 est à mettre de côté, oubliant presque ce qui nous intéresse : une forme atavique du mythe de la Belle et de la Bête, au profit d'un spectacle primaire. La nostalgie n'est pour rien dans ces jugements de valeur : par exemple, contrairement à d’autres cinéphiles, je n’ai pas été élevé par des parents se passant ces classiques indémodables en boucle (ils préféraient les vieux westerns ou les peplums). A l'occasion d'une sortie cinéma, quelques-uns de mes élèves l’avaient trouvé « un peu mal fait », mais avouaient avoir aimé le film dans son ensemble. C'est sans doute ce genre de sentiment qui fut le mien la première fois que j’ai visionné l’original à la télé : j’étais resté dubitatif. Le film de 1976, plus enlevé, plus sanglant, plus romantique, avait marqué les esprits, mais pour peu de temps : j’étais plus mûr alors (mais si !), et j’avais décelé quelques limites dans cette profusion d’effets. Certes, Kong était cette fois plus grand, plus imposant, et les accessoiristes avaient mis le paquet pour construire des morceaux du singe en taille « réelle ». Mais cette manière d’appuyer un peu trop sur certaines situations, de les souligner jusqu’à ce qu’elles en deviennent incontournables, rendait le film indigeste dès la seconde vision. Et puis, on ne retrouvait pas la poésie et le souffle épique de l'original.
Jackson, tout auréolé de son ahurissante réussite avec la trilogie de l’Anneau, a produit un tout autre avatar du mythe Kong : un film respectueux, un véritable hommage qui reprend le scénario original plutôt que de l’adapter et développe ce qui semblait sous-exploité dans le film de 1933, comme le recrutement de miss Darrow, l’environnement hostile de l’île, le déchaînement de Kong à New-York. On n’y sent pas la volonté de remplacer l’ancien, mais de lui faire écho – un peu sur le même principe que Bryan Singer avec Superman returns. C’est beau, parfois saisissant de puissance. Le casting, surprenant de variété, impressionne. Les effets spéciaux sont terrifiants, bien que l’on puisse regretter quelques problèmes d’incrustation et une façon pas très naturelle de modéliser un New-York d’avant-guerre. Encore une réussite pour un Jackson en état de grâce… mais pas un chef-d’œuvre (à mon sens, car j’entends déjà gronder les aficionados qui ont été transportés d’aise en le visionnant). Trop de respect peut-être, trop d’amour pour une œuvre qui a scandé la jeunesse du metteur en scène des antipodes – et je ne peux que hocher la tête, perplexe, devant l’opportunité de certaines séquences.
Et donc, j'ai eu la chance d'emmener ma classe voir l'original. Au cinéma. Une petite salle, pas de bandes annonces. Une version française qui se manifeste dès le générique initial, en mono, avec ces voix aigrelettes et stridulentes presque insupportables couvertes par une formidable et démonstrative partition de Max Steiner.
Et le résultat est sans appel, sans équivoque aucune.
Malgré le poids inévitable des ans, le voile sur la pellicule, les transitions brutales alternant avec ces nombreux fondus qui ralentissent encore le rythme, malgré ces plans fixes qui stabilisent l’action, malgré une animation saccadée et quelques redondances, le film expose sa maîtrise du cadre et son scénario subtil et transcende son sujet. Par le biais de décors fantasmagoriques fascinants (même si les figurants indigènes prêtent à sourire, la cérémonie vouée au dieu Kong est criante d’intensité dramatique et la caverne de Kong, créée à la semblance d’une cathédrale maudite, aurait pu être le repaire de vampires gothiques ou d’autres créatures hantant nos peurs nocturnes), d’un jeu d’acteurs d’un autre âge, King Kong stimule l’imaginaire en emplissant le cadre de détails stupéfiants. Les incrustations des prises de vues réelles sont étourdissantes et l’on reste dans voix devant la maestria avec laquelle on peut apercevoir un Driscoll coincé dans une anfractuosité juste sous la falaise où Kong vient de défaire un adversaire préhistorique. Les réalisateurs en mettent plein la vue, multipliant les audaces de cadrage et se permettant quelques travellings avant ou arrière au moment des courses éperdues au travers d’une jungle plus vraie que nature. Les yeux explorent l’écran qui joue sur une fausse profondeur de champ grâce à des techniques héritées de Méliès. Et même si on ne peut qu’être condescendants devant une interprétation générale hiératique, voire artificielle (Denham est plutôt transparent et le pauvre Driscoll passe du marin bourru à l’amoureux transi avec une peine touchante), on sera captivé par la beauté charnelle d’une Fay Wray sylphide et sublimée.
Cependant, c’est surtout devant l’ineffable poésie de l’œuvre qu’on reste sans voix : les séquences de la Belle avec la Bête ne sont pas, contrairement aux opus suivants, appuyées et démonstratives. Lorsqu’il se bat avec d’autres bêtes, il aurait pu le faire aussi bien pour protéger son futur repas. C’est le spectateur complice qui donne à ces scènes où il joue avec sa nouvelle et étonnante proie une connotation romantique, voire sexuellement explicite (je me souviens encore des exclamations des gosses lorsque Kong ôte ses oripeaux à Ann en plan américain – on a vraiment l’impression qu’il lui dénude la poitrine – qui se sont calmées lorsqu’un plan rapproché nous montre la jeune femme encore décemment vêtue). Comme l’annonce le fameux vieux proverbe arabe en ouverture de rideau :
La Bête regarda la Belle. Son geste meurtrier resta suspendu. Et, depuis ce jour, la Bête est comme morte.
C’est bien une damnation qui se déroule devant nos yeux, et non pas une histoire d’amour. Kong, seigneur tout-puissant de cette île depuis des temps immémoriaux, régnant sur un territoire vierge de toute trace humaine depuis des éons, Kong le divin, Kong l’invincible, est tombé pour avoir posé son regard sur la Belle qu’on lui avait sacrifié.
Nul besoin d’insister sur ce destin tragique, d’en rajouter en montrant (comme les
films plus récents l’ont fait) une Ann implorante cherchant à attirer l’attention de la Bête afin qu’elle ne se fasse pas détruire, pleurant devant la sauvagerie des hommes pressés d’en finir avec ce monstre antédiluvien. Ici, Kong la met à l’écart. C’est tout. Il affronte ces mortels insectes que sont les biplans de l’armée avec courage et dignité. Il fait face à son destin.
Et meurt en dieu.
Pour les spectateurs qui n’auraient pas compris le sort tragique qui plaça Ann sur la route de Kong et précipita la chute du monstre, les metteurs en scène ont ajouté ce dialogue à la fin du film, devant le cadavre du singe géant tombé de son piédestal :
UN POLICIER : Les avions l’ont eu.
DENHAM : Ce ne sont pas les avions, c’est la Belle qui a tué la Bête.
CQFD.
Titre original | King Kong |
Date de sortie en salles | 29 septembre 1933 avec la Compagnie Universelle Cinématographique |
Date de sortie en vidéo | 27 juillet 1999 avec Editions Montparnasse |
Photographie | Edward Linden, J.O. Taylor & Vernon L. Walker |
Musique | Max Steiner |
Support & durée | 35 mm en 1.33 :1 / 100 min |