Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Une chronique de Vance
Eraserhead a tenu, bon an mal an, toutes ses promesses. Artistiquement, d’abord, parce qu’il a permis d’entrer de plain pied dans l’univers torturé du réalisateur en projetant à l’écran certains de ses fantasmes et leitmotive. Culturellement ensuite, parce que mine de rien, ce Marathon organisé avec Cachou, Cecile et Yuko a suscité envies et passions, et tous les commentaires qui en découlent, sur nos blogs respectifs comme sur les forums auxquels nous participons. Lynch ne laisse pas indifférent, c’est un fait : certains l’exècrent, d’autres le portent aux nues, et sans toujours parvenir à l’expliquer. C’est qu’il agit avant tout sur le ressenti, ce qui le distingue profondément du sujet de notre premier Marathon Cinéma (Kubrick).
Film n°2 : Elephant Man (1980)
DVD zone 2 éditions Studio Canal (2005)
2:35 - 16/9
VOST DD 2.0
1h58
Résumé : Treves, chirurgien plein d’avenir dans un Londres victorien, découvre l’Homme-Eléphant, un pauvre homme atteint d’une malformation congénitale qu’on exhibe dans des spectacles forains. Mû d’abord par l’amour de la science et de la découverte – et la possibilité sans doute d’une reconnaissance professionnelle, Treves va recueillir ce phénomène, avant de s’y attacher en découvrant une personnalité pleine de finesse, intelligente et cultivée. John Merrick, grâce aux soins prodigués par le médecin, va enfin goûter aux joies d’une vie paisible mais c’est sans compter sur les instincts les plus vils de ceux qui l’entourent...
Tout de suite, que ce soit sur la jaquette ou juste avant le générique d’ouverture, la production prévient : le film que l’on va visionner est « tiré de la vie de John Merrick, l’Homme-Eléphant, et non de la pièce de Broadway ou de tout autre récit fictif ».
Donc, un (une ?) biopic.
Par Lynch. David Lynch, celui d’Eraserhead, enfin vu.
Résultat : sur le papier, impossible de prévoir ce que ça va donner.
Elephant Man est une œuvre à part dans la filmographie du réalisateur. Souvent, bon nombre de personnes vont faire la grimace quand on évoque le père de Twin Peaks et de Mulholland Drive ; pourtant, à la mention d’Elephant Man, le sourire revient : « Ah, un très beau film, mon bon monsieur. Comment ? C’était de Lui ? »
Ben oui, ce film propulsé instantanément dans l’inconscient collectif au rang de grand classique est un film profondément trompeur. Oui, il est en noir & blanc (mais il date de 1980). Oui, la B.O. est magnifiquement illustrée par un adagio de Samuel Barber (mais Lynch et son compère Alan Splet ont tout de même truffé quelques scènes avec leurs effets sonores travaillés). Oui la mise en scène est classique et linéaire (mais la monstruosité et la cruauté y sont mises en pleine lumière). Oui le film se veut proche de la réalité et n’est donc pas l’adaptation d’une pièce à succès (mais il s’appuie sur les Mémoires de Sir Frederick Treves qui, pour une raison encore inconnue, avait systématiquement remplacé le vrai prénom de son patient – Joseph – par celui de John).
C’est Mel Brooks qui a offert ce poste à Lynch, consécutivement au visionnage d’Eraserhead. Le réalisateur a donc accepté et, comme à son habitude, s’est également occupé de plusieurs autres activités sur le plateau et en dehors (concepteur d’une partie des effets sonores, il s’est même essayé au maquillage mais réalisa qu’il était incapable de grimer John Hurt en Merrick – une performance ahurissante, proche de celle de Jean Marais dans la Belle & la Bête, puisque Hurt passait 7 heures pour pouvoir ressembler à l’Homme-Eléphant).
A l’arrivée, on obtient une très belle œuvre filmique, servie par quelques comédiens brillants et respectables. John Gielgud et Anne Bancroft sont irréprochables, et Anthony Hopkins, avec sa façon si subtile de laisser constamment planer le doute sur les réelles intentions de son personnage (constamment entre empathie et opportunisme), propose un numéro exceptionnel. Lynch a su réfréner son goût pour les bizarreries en livrant une œuvre au classicisme presque suspect, tout en y laissant sa patte (bande son hyper travaillée – bruits de machineries et de respirations mystérieuses, accentuation de certains sons – et superpositions d’images pendant quelques séquences oniriques).
Le fait est que, progressivement, le métrage parvient même à émouvoir, malgré une certaine froideur due à une retenue évidente. Les détracteurs ont jugé ce film trop sentimental, je ne partage pas ce jugement : certes, on plaint Merrick, jeune homme mourant (de ce qu’on saura plus tard être une neurofibromatose), exploité comme un animal, battu et affamé. Mais on ne commence à s’attacher à lui que lorsqu’il commence à s’exprimer consciemment (c’est à dire au bout de presque une heure) : ensuite, la tension mélodramatique patente ira crescendo, mais dans une progression lente, ponctuée par quelques événements horribles (le veilleur de nuit qui organise des tournées pour, à son tour, exploiter le phénomène – et profiter lâchement de la naïveté et l’impuissance de Merrick). Parallèlement, Treves n’est pas immédiatement présenté comme un praticien philanthrope : après tout, une fois qu’il a pansé les blessures et nourri Merrick, il l’expose à ses confrères avec un détachement très professionnel – et involontairement cruel. C’est lors d’une discussion avec l’infirmière en chef Mothershead (Wendy Hiller, impeccable elle aussi) qu’il se verra confronté à son propre sadisme. Il est d’ailleurs très intéressant de noter les réactions des gens qui se retrouvent face à Merrick. Chez le bas-peuple, ce sont cris d’horreur et de dégoût, mêlés à un peu de compassion : le jeune assistant de Bytes (le forain qui exposait Merrick et cherchera à le reprendre à tout prix, l’appelant « My treasure » avec dans le regard cette avidité toute gollumienne), s’il traitait Merrick avec peu d’égards au départ (lui donnant des ordres avec un peu de condescendance), ira jusqu’à tenter d’empêcher son maître de le frapper et de l’enfermer, avant d’aider Merrick à s’enfuir ; quant à ses coreligionnaires de douleur, ces freaks montrés en raison de leur difformité (monstruosité), ils se montreront les plus prompts à s’émouvoir et à le sauver (tout en refusant pourtant de se heurter directement au « patron » humain). Chez les bourgeois, les réactions sont encore plus variées : les femmes hurlent, manquent s’évanouir – mais quand elles acceptent de prendre sur elles, elles s’émeuvent et compatissent (la femme de Treves ne peut réfréner des gestes de dégoût mais finit par pleurer en l’écoutant), admirant la profonde humanité de l’homme derrière le masque de chair dont il est affublé. Les hommes, avec ce flegme très victorien, manifestent le moins possible d’émotions, ce qui rend leur jeu très complexe.
Indispensable.
Le DVD qui a servi de support proposait une image de bon aloi, manquant légèrement de contraste mais plutôt bien restaurée malgré la présence de nombreux drops et scratches. Le son en stéréo (VOst) était très probant, enveloppant et plein de chaleur.
Lire aussi :
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