Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Les Noces rebelles
Titre original : Revolutionary Road
Un film de Sam Mendes (2008) avec Leonardo DiCaprio, Kate Winslet, Kathy Bates
Il arrive qu’on ne sache pas trop quoi penser d’un film. Surtout à la sortie, lorsque les spectateurs s’emmitouflent déjà dans leur manteau et se préparent à affronter les pièges obscurs d’un soir d’hiver, le froid mordant et cette chape de silence qui, parfois, accompagne longtemps après le générique de fin ceux qui ont été touchés par l’œuvre. On sait qu’on a quelque chose à dire mais les mots ne viennent pas aisément, se bousculent à la lisière de la conscience et tardent à s’assembler en phrases cohérentes ; on ouvre la bouche et nos réflexions prennent voix, mais elles ne traduisent qu’imparfaitement la tension, l’inconfort patent et la douleur qu’on a subis. Alors on se tait, on regarde la route qui défile devant le pinceau des phares, ou on observe le ciel, guettant l’étoile à travers les nuages. Et puis ça revient, on s’exprime, on n’ose faire face à l’interlocuteur mais on dit les mots, car ils déversent en leur flot mal contrôlé un peu de baume dans nos esprits troublés, libérant les doutes et les angoisses accumulés. Dans ces moments, on n’attend aucune réponse mais on écoute patiemment l’interlocuteur, tout en se retenant de ne pas relancer la litanie cathartique : quand bien même l’autre serait d’accord, on s’aperçoit que, jalousement, on s’est approprié le film et qu’on a bien du mal à partager l’émotion qu’il a suscité…
Les Noces rebelles est un film long et désespérant. Formellement, il est construit de manière très sobre, cédant rarement aux mouvements de caméra opportuns (quelques travellings portés et nerveux) ou tendance. Tout, de son sujet à son cadrage, et jusqu’à son interprétation, rappelle ces drames parfois poignants que distillaient les productions des années 60 : une distribution resserrée, quelques rares lieux, un score fondé sur des notes lancinantes et une lumière terne. Les plans privilégient la personne et étouffent l’atmosphère, magnifient les corps et transcendent les visages. Sam Mendes, le réalisateur de l’excellent quoique retors American Beauty, signe un métrage austère et élégant, bavard et ambitieux. Ambitieux car il s’applique, en adaptant un roman célèbre qui avait engendré de nombreux débats, à porter à l’écran une réflexion sur le couple moderne, réflexion âpre et stridente, à l’image des scènes de ménage aussi violentes que furieusement réalistes qui opposent Frank et April. Et cette réflexion fait mal, faisant écho aux doutes et aux espoirs malheureux que chacun porte en soi.
Frank et April, beaux, superbes, forment un couple envié et magique. Leurs voisins et amis les dévorent des yeux, leur réputation, portée par la doyenne de la banlieue tranquille où ils se sont installés, éclabousse leur entourage : ils sont gentils, ils sont prometteurs et tout leur sourit. Lui, comme il a de l’allure dans son beau costume lorsqu’il prend sa voiture pour se rendre à son travail ! Et elle, quelle classe dans sa petite robe de soirée !
Mais ces atours ne sont qu’une façade, à l’image de ces jolies maisonnettes de bois et de ces jardinets qui pullulent dans ce faubourg de New-York : April est une actrice ratée et Frank végète dans les bureaux d’une firme où son propre père a travaillé plus de vingt ans sans que le patron ait pris connaissance de son nom. Quel contraste avec les saines et légitimes aspirations qu’ils affichaient lorsqu’ils se sont rencontrés ! Désillusion, quand tu nous tiens… Et justement, cette désillusion réveille les rancœurs, nourrit la frustration et enflamme les tensions, au point que les répliques fusent comme autant de gifles, parfois cohérents, parfois incompréhensibles : les amants d’hier deviennent des étrangers amers et violents, se heurtant sur des mots, sur des détails insignifiants qui représentent autant de mondes en collision.
Pour s’en sortir, deux possibilités majeures : nier l’évidence, ou tout bouleverser. Malgré les efforts disparates de Frank, il n’y a pas d’avenir dans le dialogue : mettre tout à plat, c’est repousser l’échéance ; faire des concessions revient à se sacrifier, à nier son ego et à s’enterrer sous les apparats frivoles et superflus d’une famille modèle et sans histoire. Les mœurs changent, les conventions demeurent.
Leonardo DiCaprio montre combien son jeu a mûri : il a le registre le plus étendu, du petit banlieusard sans avenir se contentant de ce que lui rapporte cette vie minable au jeune homme plein d’entrain et d’ambition, visant haut et loin et perpétuellement insatisfait. Il nie l’évidence de son embourgeoisement, même lorsqu’un aliéné la lui assène en plein face mais se morfond pour sa femme qu’il comprend de moins en moins. A chacune des crises irrationnelles qui la font exploser de rage, il répond avec retard et incrédulité, constamment dans l’interrogation. Bien qu’il refuse de l’accepter, il ne domine pas son sujet et n’est jamais le moteur du couple. C’est bien elle, après tout, confrontée à l’insignifiance désespérante de leur vie, qui prend le taureau par les cornes et décide de tout quitter pour Paris afin que son homme puisse enfin se conformer à ses rêves de gosse et faire ce qu’il a envie de faire. Elle est prête à trouver un travail pour qu’il soit heureux, se contentant d’un bonheur par procuration. Mais les hésitations et reculades de Frank achèvent de briser sa carapace de femme au foyer : ni l’alcool ni les (très nombreuses) cigarettes ne calmeront son désir frustré d’accomplissement et elle se rebelle, frappant là où ça fait mal, remettant en cause les capacités de son mari à affronter la vie, à être un homme (quelques sous-entendus peuvent laisser croire qu’en outre elle n’est pas heureuse au lit). Les disputes atteignent des sommets de férocité verbale et Kate Winslet brille comme jamais dans ce rôle douloureux d’une femme qui se plie aux conventions tout en les refusant. Ce qui fait mal aussi, c’est justement que leur amour n’est jamais remis en cause – quoiqu’elle en dise – tant ils cherchent à satisfaire l’autre sans pour autant à s’entendre sur la manière. Certes, le projet parisien était quasiment irréaliste et puéril, mais il avait le mérite d’exister : lorsque Frank se voit proposer un meilleur poste dans l’entreprise qu’il haïssait, il se voit confronté à deux avenirs, l’un incertain mais qui relancerait leur couple, l’autre concret et facile mais qui clouerait leurs ambitions sur l’autel du confort et des convenances.
Difficile. Eprouvant. Bavard. Sublime.
Au final, les rares couples qu’on a croisés se retrouvent face au même dilemme : pour s’en sortir, là où chacun d’entre eux prônait la Vérité, seul le mensonge est salvateur. Les amis des Wheeler préfèreront nier l’existence même de ceux qu’ils adulaient, et leur ancienne bienfaitrice racontera à son mari stupéfait tout le mal qu’elle pensait de ces gens qu’elle plaçait naguère sur un piédestal. L’oubli, parfois, permet de vivre… même mal, même médiocrement, mais vivre.