Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Labyrinthe
Titre original : Labyrinth
Un roman de Kate Mosse ãLattès 2005
Voilà qu’enfin j’ai achevé ce roman dont les 592 pages m’ont procuré un plaisir inégal, entre fascination et complaisance, avec parfois cette envie d’abandonner que rattrapent heureusement quelques principes auxquels je tiens (une œuvre ne peut être jugée que lorsqu’elle est achevée, n’en déplaise à Daniel Pennac) et également une saine curiosité pour les révélations finales. C’est que, intrinsèquement, ce bouquin avait tout pour (me) plaire, du thème au genre, en passant par l’époque et le lieu. Et, il faut bien l’avouer, ces derniers temps ont été peu propices à la lecture en continu d’une histoire de longue haleine (déménagements et beaucoup de travail). Or, il fallait avant tout de la patience. Et du respect.
Suis bien content d’en être venu à bout.
Un jour peut-être le relirai-je plus sereinement.
Car, finalement, et presque étonnamment, j’ai plutôt apprécié.
Au mois de juillet 2005, le docteur Alice Tanner, jeune Anglaise diplômée en littérature médiévale, se trouve dans la région de Carcassonne pour y participer à titre bénévole à des fouilles archéologiques dans le secteur du pic de Soularac à la demande d’une vieille amie. Un hasard extraordinaire lui fait découvrir l’entrée d’une grotte dans laquelle elle tombe sur les squelettes de deux corps enlacés, au pied d’une paroi comportant des signes inconnus qu’il lui semble pourtant pouvoir déchiffrer. Immédiatement, une enquête se met en place et Alice se rend compte qu’elle vient de mettre un pied dans un engrenage terrifiant : les morts et les disparitions se multiplient autour d’elle et elle ne sait plus à qui se fier. D’autant qu’on l’attend à Carcassonne même pour y discuter d’un étrange héritage et que ses rêves sont de plus en plus peuplés d’étranges mais précises visions d’un passé où elle suit l’histoire d’Alaïs, jeune occitane de 17 ans vivant dans la cité en juillet 1209 (au tout début de la croisade contre les Cathares) à qui son père remet un manuscrit qui mènerait au secret du Graal. A huit siècles d’intervalle, les deux femmes se retrouvent inextricablement liées à la préservation de ce secret convoité par des puissances obscures et sans scrupules, contenu dans trois livres, un anneau et un trésor inestimable.
La structure de ce récit est aujourd’hui assez classique : on suit, comme dans un montage alterné au cinéma, les aventures parallèles de ces deux femmes au prénom si proche et unies par bien davantage que le goût pour le mystère. Alice est décidée, fière et plutôt indépendante, ce qui la rapproche de son double, cette jeune Alaïs, fille de l’intendant du vicomte Trencavel, avide de savoir et riche d’une foi et d’une fidélité inébranlables. Alors qu’Alice se retrouve, malgré elle, embourbée dans une affaire qui la dépasse, où les officiers de police semblent étonnamment soucieux de sa sécurité et où de nombreux personnages s’intéressent de trop près au fruit de ses découvertes tandis que les filatures et les surveillances ne lui laissent aucun répit, Alaïs vit de l’intérieur la montée des tensions dans les cités du pays d’oc qui, en raison de leur tolérance envers le catharisme, s’apprêtent à subir de plein fouet la hargne et la soif de conquête des seigneurs du nord ; ces derniers, sous couvert de la Croix, s’apprêtent en effet à prendre possession des riches terres du sud, soutenus par l’Eglise et la Couronne de France. Les pourparlers se multiplient, les alliances se font et se défont : Trencavel se verra débouter par son oncle, le comte de Toulouse, et même par son suzerain, le roi d’Aragon, mais il demeurera solide dans sa volonté de défendre sa cité bien-aimée contre l’host français. Ce dont il ne se doute point, c’est que certains seigneurs du Nord se rendent en ses terres pour s’emparer des livres détenus par les gardiens d’un secret millénaire, remontant à la lointaine Egypte et dont le savoir celé parmi les symboles cabbalistiques permet d’entretenir l’espoir d’une vie éternelle… La Connaissance, le Pouvoir.
Alaïs, instruite de ce secret par son père, l’un des Gardiens, deviendra par ainsi une personne trop importante aux yeux des traîtres qui cherchent à mettre la main sur le Graal : ces traîtres sont partout, dans sa cité, dans sa maison, et dans sa famille même. Elle préfèrera recourir aux services de Sajhë, un gamin des rues qui s’est entiché d’elle, et d’Esclarmonde, une vieille guérisseuse qui l’a vue grandir, plutôt que de s’attarder auprès de sa sœur, trop belle et trop ambitieuse, voire de son jeune mari, Guilhem du Mas, valeureux guerrier prêt à en découdre avec l’ennemi.
Alors que la chute de la fière cité de Carcassonne semble inéluctable, Alaïs échafaudera les plans les plus ingénieux, et désespérés, pour s’enfuir pour qu’ainsi, la promesse faite à son père de préserver le secret millénaire soit tenue. Des contreforts de Pyrénées aux forteresses cathares, jusqu’à Montségur, elle partagera le sort de ces milliers de malheureux qui n’avaient d’autre tort que celui de chercher le bonheur dans une conception plus humaniste de leur religion.
Car le catharisme, sans être véritablement au centre de l’ouvrage, est largement abordé : les Bons homes, comme ils aimaient à s’appeler, ou les Parfaits, sont décrits au travers de leurs habitudes, leurs prières et leur attitude aussi résignée que respectable. Martyrs de la foi, ils paieront cher leur attachement à des valeurs rejetées par l’Eglise de Rome : il ne fait pas bon s’en prendre aux dogmes alors que les Croisades battent leur plein. Pour autant, ainsi que le rappelle l’auteur dans un rappel historique en préambule, c’était la première organisée sur un sol européen. Et elle devait mener, assez vite, à la création de la Très Sainte Inquisition.
Alaïs n’est point une Cathare, pourtant, pour les avoir côtoyé, elle les comprend, les défend et partage de nombreux points de vue. Par son biais, leur hérésie nous apparaît transfigurée, sorte de manichéisme bon enfant s’inspirant des Bogomiles et des Zoroastriens. Peut-être y a-t-il un peu de complaisance dans les phrases de Kate Mosse, tombée amoureuse (comme tant d’autres, et moi le premier !) de cette région où l’esprit des Parfaits imprègne encore chaque pierre, chaque brin d’herbe, chaque cours d’eau. L’auteur a d’ailleurs – quelle chance elle a ! – une maison à Carcassonne dont elle sait décrire, avec un plaisir évident, chaque coin de rue, chaque façade, avec un soin doublé d’une sorte de vénération. Les visites et courses-poursuite d’Alice Tanner n’en paraissent que plus réalistes, d’autant qu’elles éveillent en moi l’écho de visions similaires : Carcassonne est si belle, savez-vous ? Certes, la cité surplombant fièrement la vallée où réside la ville n’apparaît aujourd’hui que comme une maquette relativement fidèle (en tout cas conforme aux visées de Viollet-le-Duc) mais elle rayonne d’une histoire pleine de rebondissements, entre alliances et mésalliances, dans une région tiraillée entre l’Aragon, le comté de Toulouse et la Provence, où les secrets pullulèrent (Rennes-le-Château n’est pas loin, à peine une heure de route, non plus que le donjon d’Arques et le paysage des Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin – les connaisseurs apprécieront – alors que le spectre morbide des châteaux cathares se profile à l’horizon) et où les chasseurs de trésors n’hésitent pas à retourner la terre, explorer les tombes et interroger, d’un regard empli de fols espoirs, les pierres gravées, les chemins de croix codés, les ruines silencieuses et les doyens de chaque village. Tant qu’ils cessent de faire sauter, çà et là, des pans de muraille ou de rochers, laissons-les rêver. Après tout, une rumeur persistante nous rappelle que Marie et Joseph d’Arimathie auraient abordé ces côtes après avoir quitté une province d’Israël voué aux gémonies après la Crucifixion du Messie : l’une aurait été porteuse d’un enfant pouvant changer la face du monde ; l’autre avait sur lui la coupe ayant recueilli quelques gouttes du précieux sang du Christ. La Coupe de l’Alliance Eternelle. La Coupe du Graal. Si on y rajoute les commanderies templières, le trésor des Wisigoths, les mines d’or des Romains et les millions de Béranger Saunière, il y a de quoi faire tourner la tête.
Toutefois, et très sagement, Mosse s’en tient à son récit : sur fond de catharisme, explorant le destin tragique de ceux qu’on nomma les Albigeois, elle délivre ce qui s’avère être une belle histoire d’amour ; amour d’une jeune femme un peu trop idéaliste pour un mari qui la trahira, amour d’un garçon pour celle qui ne le verra jamais que comme son ami, amour d’une jeune femme pour un pays auquel elle se sent confusément appartenir. Alice, cherchant à échapper à la machination dont elle est le centre, voudra également connaître le sort de sa double du passé : leur destin se nouera, là, au pic de Soularac, à 800 ans de distance, sous l’influence de ceux qui cherchent à s’ancrer dans l’Histoire jusqu’à en devenir immortels. Mais le Graal est-il fait pour eux ?
Gérard Marcantonio a su à l’évidence traduire agréablement ce texte où l’auteur s’est volontairement embarrassé de tournures anciennes (« Votre jambe vous douloit-elle encore ? ») et de termes occitans (un glossaire nous le rappelle en fin d’ouvrage). Cela nuit parfois au rythme, qui se délite à la fin du premier tiers, d’autant que les deux héroïnes sont un peu dans l’expectative, Alice ne sachant pas du tout quoi faire et Alaïs se retrouvant quelque peu éclipsée par les considérations politiques. Néanmoins, assez habilement, Kate Mosse entretient un certain suspense par l’intervention de personnages œuvrant dans l’ombre et qui en savent bien davantage que les protagonistes. Ainsi, la quête d’Alice nous apparaît-elle plus confuse que celle d’Alaïs, au point qu’il faille l’intervention d’un tiers pour nous en narrer une partie. Alice est ainsi un peu le point faible du livre, on a du mal à s’identifier à elle, à ses relations un peu floues d’autant que son passé semble la lier à celle qu’elle voit en rêve. Sa relation avec Will est d’autant plus artificielle.
Pourtant, l’intérêt demeure grâce à l’Histoire et, même si les pérégrinations d’Alaïs vont de pair avec des descriptions un peu lourdes, elles se trouvent au contraire enrichies par l’emploi intelligent (car parcimonieux) de l’occitan.
Fruit d’un important travail historique, best-seller européen, traduit en trente-six langues, Labyrinthe manque de cette sapience et de ces références qui ressortent des écrits d’Umberto Eco, mais ravira les amateurs d’histoire mystérieuse, qui ont apprécié le Da Vinci Code tout en regrettant son manque de fondement scientifique.
Une autre vision du Graal, qui peut décevoir et frustrer, mais qui permet surtout de recevoir l’illumination : on n’a qu’une hâte, retourner en pays d’Aude, en terre cathare, et y goûter en toute quiétude à des matins ensoleillés au pied de remparts millénaires.