Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
La manière dont Ridley Scott semble se fourvoyer actuellement avec ses vrais faux reboots d'Alien nous interroge sur sa conception même du cinéma. Cela dit, il a rarement réalisé des films consensuels, mais il savait auparavant prendre des risques parfois osés.
Kingdom of Heaven, en plein conflit irakien, valait le coup d'oeil.
Dès le premier visionnage, je pensais tout de go : voilà un très beau film, bien léché, bien réalisé. Il y manquait paradoxalement du souffle de Foi qui en est pourtant le moteur avoué, cette Foi indéfectible qui met en branle des peuples entiers, les unit dans une cause commune (quitte à inventer des ennemis afin de faciliter la conviction). De fait, ce « Royaume des cieux » cinématographique peine à émouvoir malgré de louables efforts, mais sait en revanche captiver le spectateur, qu’il soit assis confortablement dans une salle ou devant un téléviseur de bonnes dimensions, grâce à des décors grandioses, une mise en scène élégante et des interprètes pris sur le haut du panier. Orlando Bloom, pour lequel j’avais quelques a priori issus d’une performance peu engageante dans Pirates des Caraïbes la joue ici sans chichi, le regard souvent baissé, avec une sobriété étonnante, pas très loin du formidable Legolas de la trilogie de Jackson ; il est incontestablement – et étonnamment, cela va sans dire - l’un des atouts de ce film dans lequel il me rappelle curieusement Colin Farrell par certains côtés, en moins exalté. Eva Green, c’est ici que je l’ai découverte au cinéma, et je dois dire qu’elle m’avait déjà épaté ; certains de ses dialogues sont en français. Je ne sais pas si elle était aussi rayonnante dans Arsène Lupin, mais l’avenir (comme dans l’excellent Casino Royale où elle fait le contrepoint parfait à la virilité exacerbée de Daniel Craig) devait montrer à quel point le choix de cette comédienne était judicieux… A leurs côtés, Jeremy Irons est égal à lui-même, quoique davantage en retenue, parfait pendant d’un Brendan Gleeson habité (dans le rôle le plus ingrat du film, faisant des Templiers des fanatiques arriérés hostiles à la moindre tentative de conciliation – un des points du scénario qui m’ont horripilé). J’ai failli oublier Edward Norton, constamment caché par un masque splendide (celui du roi Baudouin), et dont le doublage est parfait.
Face à ces personnages tous issus de la mouvance chrétienne, Saladin et ses vassaux sont présentés sous leur meilleur jour, mais peut-être un peu trop naïvement : chevaleresques, raffinés, sages, ils représentent un idéal plus proche des aspirations de Balian que ses pairs. Là où les Croisés ont noyé Jérusalem sous un bain de sang en massacrant tous ses habitants en 1099 (des chroniqueurs racontent en effet que les chevaliers pataugeaient dans l’hémoglobine qui, par endroits, atteignait les genoux !), le noble Saladin laissera-t-il repartir le peuple sain et sauf ?
Le sang est par ailleurs une couleur qu’on retrouve fréquemment à l’écran, où le réalisateur n’épargne pas les âmes sensibles : les armes tranchent, écrasent, martèlent leur mortelle mélodie avec une méticulosité quasi-chirurgicale. On pourra d’ailleurs s’ébaubir devant les multiples assauts de la ville où Ridley Scott a fait construire force trébuchets et balistes grandeur nature - et opérationnels. Ca n’a pas l’effarante intensité de l’assaut du gouffre de Helm, mais quelle verve, quelle vista ! Les duels, c’est çà dire lorsque la caméra s’approche et s’intéresse à deux combattants, sont en revanche un peu moins lisibles, un peu moins brillants – à l’instar des combats de Troie.
On peut également déplorer des raccourcis sensibles, notamment dans la progression fulgurante du pauvre forgeron français qu’est Balian, défaut plus ou moins rattrapé dans la version director’s cut.
L’ensemble de l’œuvre est l’occasion d’assister à une fresque épique et bigarrée, rigoureuse et belle, mais qui ne parvient que trop rarement à nous faire atteindre au Royaume des cieux tant espéré. C’est d’autant plus dommage que le sujet, piégeux à souhait à l’heure où il est de bon ton d’adopter une attitude plus constructive lorsqu’on narre les confrontations entre Chrétiens et Musulmans (en consultant les archives historiques des deux camps par exemple), promettait sous la caméra d’un styliste hors pair comme l’est incontestablement Ridley Scott, un film aussi riche d’enseignements que haut en couleurs. Malheureusement, était-ce le bon choix de diaboliser les Templiers sur la foi de textes beaucoup trop favorables aux Hospitaliers (l’Autre ordre de moines-soldats) ? C’est une question qu’il faut se poser. Je ne prétends pas qu’il faille absolument céder aux sirènes de l’occulte qui font des Chevaliers au Blanc Manteau ces chimères si séduisantes, détentrices de secrets capables de faire trembler les plus puissants sur leur trône et d’un trésor convoité par la Terre entière. Certes, je suis de ceux qui se sont tournés vers l’Histoire en partie à cause de leur irréfutable charisme et de tout ce que leur ordre véhiculait de mystère et de savoirs celés de sceaux apocalyptiques ; cela ne m’empêche pas de prendre suffisamment de recul pour tirer de textes authentiques des leçons qui nuancent les propos toujours trop partisans lorsqu’on aborde les Croisades, comme la connivence entre la secte des Assassins et les Templiers, l’admiration réciproque, teintée de respect et de crainte, entre ces deux factions pourtant ennemies sur le papier et la façon dont les échanges réels entre les deux camps ont permis à chaque civilisation de profiter de l’autre, autant en techniques militaires qu’en architecture ainsi que dans tous les arts, mais aussi et surtout dans les autres domaines culturels, l’Orient étant à cet époque l’héritier présomptif d’un Occident orphelin de ses origines gréco-romaines.
Le film survole ces considérations en évitant de marteler les consciences mais a tout de même le bon goût de s’attarder sur des destins individuels hors du commun : les Croisades, malgré l’horreur de ce qu’ont vécu les populations civiles et les morts atroces subies dans les deux camps, ont également été le théâtre d’exploits d’hommes plus ou moins illustres mais mus par une foi inextinguible qui les a propulsés au sommet de la condition humaine. De vrais héros se sont révélés en ces terres sacrées au-delà de la Mer, des héros qui y ont vécu et y sont morts. NE reste à présent qu'à réaliser un film sur Godefroi de Bouillon, ce serait somptueux.
Titre original | Kingdom of Heaven |
Date de sortie en salles | 4 mai 2005 avec Pathé Distribution |
Date de sortie en DVD | 4 novembre 2005 avec Pathé Vidéo |
Photographie | John Mathieson |
Musique | Harry Gregson-Williams |
Support & durée | Blu-ray Director’s Cut Pathé vidéo (2010) region B en 2.35 :1 / 177 min |