Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Un thriller sud-coréen, ça ne se rate pas. Pas si on est cinéphile et même si on en a vu des dizaines. Il y a toujours dans ces productions un petit quelque chose qui les extirpe du tout-venant, fascine le regard, interpelle les consciences ou simplement fait vibrer les cœurs. Avec Lucky Strike, Kim Yonghoon entre dans la cour des grands, écrivant et réalisant son premier long après s’être régulièrement fait remarquer sur des courts et des documentaires. Il a choisi pour base un roman japonais qui lui permettait de s’épancher sur les travers d’une société en perte de vitesse et de repères, incapable de se renouveler et de se projeter alors que sa dynamique se tarit et que ses valeurs sont galvaudées. Et ce n’est pas tant le pitch qui l’intéresse, ni même vraiment le genre, mais la possibilité de témoigner de son époque et de disséminer quelques messages politiques par le biais de personnages peu scrupuleux, marginaux, paumés ou simplement déphasés.
D’ailleurs, le script n’a rien de vraiment stupéfiant, et c’est sans doute ce qui l’a poussé à stimuler davantage le spectateur en déconstruisant son récit, malgré un chapitrage fallacieux qui lui confère un semblant de linéarité.
Synopsis : Un corps retrouvé sur une plage, un employé de sauna, un douanier peu scrupuleux, un prêteur sur gage et une hôtesse de bar qui n’auraient jamais dû se croiser. Mais le sort en a décidé autrement en plaçant sur leur route un sac rempli de billets, qui bouleversera leur destin. Arnaques, trahisons et meurtres : tous les coups sont permis pour qui rêve de nouveaux départs…
Plébiscité au Festival du film policier de Beaune, récompensé par un prix du jury à Rotterdam, Lucky Strike s’avère pour le coup singulièrement malicieux, obligeant à se creuser la tête, voire pauser la lecture après l’apparition d’une ribambelle de personnages disparates dont on ne comprend pas (encore) ce qui les lie et les motive. Le premier tiers est, de fait, assez ardu à suivre en raison des multiples scénettes dont les protagonistes semblent se tourner autour sans se rencontrer. On finit par comprendre que tout le monde à l’écran n’évolue pas dans le même continuum et, petit à petit, par replacer tant bien que mal chaque pion sur ce délectable échiquier imaginé par le metteur en scène, autour de points nodaux (un bar, un établissement proposant spa, massages et autres services, un chef de gang ambitieux) et de personnages disparus. Une bascule astucieuse s’opère malgré nous au milieu du film, avec l’apparition d’une femme dont on avait plusieurs fois entendu le nom, et qui semble mêlée, de près ou de loin, à la majorité des autres individus.
Pour le coup, comme souvent dans ces productions, les caractères sont assez marqués, et les rôles masculins presque caricaturaux : le prêteur sur gages avide, l’acolyte pleutre suscitent moins notre sympathie que les personnages plus nuancés, tel le premier qu’on suit, cet employé de sauna tentant de joindre les deux bouts avec une mère grabataire et une vie de famille compliquée. Imaginez-le quand il met la main sur un sac rempli de billets ! La progression de la situation, où l’envie le dispute à la raison, est un modèle du genre : on sait qu’il va succomber à cette tentation miraculeuse, mais son sens du devoir et sa probité nous font mentir.
C’est encore plus flagrant avec les deux personnages féminins, au passé trouble et à la capacité de résilience admirable : Mi-ran, femme battue d’un responsable du service d’immigration, s’avèrera pleine de surprises et de ressources tandis que Yeon-Hee, tenancière de bar nous cache bien son jeu. On ne sera guère surpris de la tournure ouvertement féministe prise par le scénario qui s’amusera à pousser tous nos héros dans leurs derniers retranchements.
D’autres éléments viennent souligner la qualité de cette production : les interprètes principaux font partie du haut du panier, et les amateurs de cinéma asiatique auront tôt fait de reconnaître Jeon Do-yeon de the Housemaid, Jung Woo-sung (le Bon, la Brute & le Cinglé) et même Yuh Jung Youn aperçue dans Sense 8. Les petits plats dans les grands pour un premier long-métrage, d’autant que le chef opérateur avait déjà une sérieuse réputation d’excellence sur Tunnel ou Kingdom. Et cela se sent tant dans l’interprétation, parfois audacieuse, que dans la photo, méticuleusement pensée avec un remarquable travail sur la lumière.
Lucky Strike se suit ainsi avec gourmandise et curiosité, tour à tour intriguant et caustique,
parfois furieusement drôle, capable de nous ébahir ou nous écœurer. Elégant, cruel, ironique, il emprunte (beaucoup) au film noir tout en proposant quelques éclats perturbants, parfois savoureux, parfois profonds : la condition féminine, l’attrait pour (ou la dépendance à) l’argent, les rapports sociaux patrons/employés y sont soupesés avec un certain sens de la dérision, sans pour autant cesser de nous divertir.
Sans être mémorable, Lucky Strike réussit son coup en trouvant un ton légèrement iconoclaste tout en s’avérant parfaitement maîtrisé.
Titre original |
Beasts clawing at Straws |
Date de sortie en salles |
8 juillet 2020 avec Wild Bunch Distribution |
Date de sortie en vidéo |
2 décembre 2020 avec Wild Side |
Date de sortie en VOD |
12 novembre 2020 |
Réalisation |
Kim Yonghoon |
Distribution |
Jeon Do-Yeon, Woo-Sung Jung & Seong-woo Bae |
Scénario |
Kim Yonghoon d’après le roman de Keisuke Sone |
Photographie |
Kim Tae-Sung |
Musique |
Nene Kang |
Support & durée |
DVD WildSide (2020) zone 2 en 2.35 :1/108 min |