Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Dire que nous étions impatients de voir le nouveau film du réalisateur de Whiplash est un euphémisme. Le résultat a dépassé nos espérances. Damien Chazelle prouve avec La La Land l’étendue de son immense talent, offrant un spectacle absolument brillant qui renoue avec la grande tradition des comédies musicales des années 50 tout en y intégrant une histoire résolument moderne, plus complexe qu’escompté. Un long-métrage amer sur la quête de la perfection artistique, les illusions d’un monde fantasmé et les concessions inhérentes à la réalisation des rêves, qui s’inscrit dans la thématique de Whiplash, mis en scène avec une élégance rare et interprété par un duo déjà mythique. Un classique en devenir.
Un chef d’œuvre.
Le voici le film événement de cette année. En tous cas, de ce début d’année. Précédé d’une réputation plus que flatteuse, vainqueur de 7 Golden Globes (un record), bien parti pour les Oscars, la sortie en France du nouveau long-métrage de Damien Chazelle se faisait clairement désirer. Et alors qu’il aurait déjà dû être sur nos écrans de cinéma depuis novembre dernier – et accessoirement devenir le numéro 1 des tops 2016 de nombreux spectateurs - le voici qui débarque enfin dans nos contrées accompagné d’une campagne promotionnelle que beaucoup considéreront comme tellement exagérée qu’ils n’auront plus envie de le voir. C’est que la quasi-unanimité critique et l’abus de superlatifs (le magasine Première annonçant tout de go qu’il s’agit du meilleur film de l’année) ont toujours eu pour effet d’agacer certains spectateurs trop méfiants, refusant de contribuer à un quelconque effet de panurgisme. On se souvient d’Avatar, de Gravity et de quelques succès populaires dont l’engouement et les critiques dithyrambiques ont suscité de vifs échanges entre les fans et les détracteurs, d’intensité proportionnelle à un enthousiasme parfois tel que l’on pouvait penser qu’il était interdit de ne pas aimer, les deux « clans » faisant preuve d’un snobisme contre-productif afin d’étayer leurs arguments.
Sans vouloir relancer un quelconque débat, il faut absolument essayer de se détacher de ce genre de considérations pour pouvoir apprécier le film à sa juste valeur. Pour nous, La La Land est un chef d’œuvre. Nous comprenons cependant aisément que cela ne soit pas le cas pour tout le monde. Mais, et nous n’allons pas tourner autour du pot, à notre avis, il s’agit probablement de l’un des plus beaux films sortis au cinéma depuis au moins 10 ans. Un avis totalement subjectif, pour un long-métrage qui correspond parfaitement à notre vision du cinéma. En tant qu’inconditionnels du genre musical, que l’on pourrait qualifier de « noble » dans ce qu’il représente une certaine forme d’idéal de spectacle hollywoodien démesuré et glamour, l’on peut voir en La La Land un classique en devenir. Un régal mis en scène avec une élégance rare et interprété par un duo d’acteurs déjà mythique.
Pour en parler davantage, il faudra légèrement spoiler, en vous parlant notamment du ton de l’œuvre, bien éloigné de ce que l’on peut imaginer en lisant certaines critiques qui le qualifient de feel good movie. Non, La La Land n’est pas un feel good movie. C’est un film bien plus complexe et sombre qu’il ne semble l’être. Car même s’il s’agit d’un vibrant hommage aux comédies musicales insouciantes, enjouées et colorées des années 50, le récit est résolument moderne et ancré dans l’air du temps, où la réalité du quotidien des personnages contraste avec leur vision festive et idéalisée du monde qui les entoure.
En ce sens, la scène d’introduction est une véritable note d’intention, déstabilisante dans un film contemporain. Filmée en un plan séquence d’une maîtrise hallucinante, la scène se déroule sur une autoroute en plein embouteillage. La caméra passe de voiture en voiture, permettant d’entendre les différentes musiques diffusées par chaque autoradio. Elle s’arrête alors devant une conductrice, écoutant un morceau s’amplifiant de plus en plus, passant d’intradiégétique à extradiégétique. La conductrice sort de sa voiture et se met soudainement à chanter par-dessus la musique, dansant entre les véhicules à l’arrêt. Puis, un autre chauffeur sort et la rejoint dans sa chorégraphie improvisée, bientôt accompagnés par tous les autres automobilistes reprenant en cœur le refrain de ce qui s’intitule « Another Day Of Sun ». Le contraste entre ces danseurs aux costumes jaunes, rouges, verts, bleus, dignes des productions de l’époque en Technicolor et la grisaille du cadre moderne dans lequel ils effectuent leur numéro de danse est saisissant. La chanson se conclut ensuite par des bruits de klaxons et la circulation qui reprend peu à peu, ramenant les conducteurs à la réalité de l’environnement dans lesquels ils se trouvent, brisant ainsi la cohésion spontanée et quasi magique de ce petit groupe pour redéfinir chaque individu dans toute sa complexité. Le numéro musical semble avoir été instantanément oublié de tous, les chauffeurs s’invectivant de nouveau entre eux pour tenter d’avancer.
Tout La La Land fonctionne ainsi. Les parenthèses musicales sont éphémères, sortes d’illusions tôt ou tard rattrapées par la réalité. De fait, le film ne peut pas n’être qu’un feel good movie ou une comédie musicale à l’ancienne, car il y a une sorte de gravité sous-jacente qui parcourt le récit et qui ramène constamment les pieds sur terre à des personnages qui ont la tête dans les nuages.
Mia et Sebastian sont deux doux rêveurs, obsédés par l’idée d’atteindre une forme de perfection. Elle, est une jeune serveuse courant les castings pour devenir comédienne, lui est un pianiste de jazz enchaînant les petits boulots dans le but de pouvoir un jour ouvrir son propre club. Ils vivent dans leur bulle, voire dans une autre époque et leur rencontre était, cinématographiquement parlant, de fait, inévitable. Ils ne partagent pas les mêmes passions, elle déteste par exemple sa musique de prédilection, mais ils vont tous deux se soutenir mutuellement dans leur quête pour réaliser leur rêve.
Cette idée d’accomplissement artistique par tous les moyens était déjà prégnante dans Whiplash où l’on suivait le parcours quasi masochiste d’un jeune batteur sacrifiant sa vie de couple, sa vie de famille, sa vie sociale, et entraîné par un professeur en apparence sadique, pour transcender son art. Pour Damien Chazelle, les concessions sont inhérentes à la réalisation d’un rêve, et plus l’on rêve grand, plus les concessions doivent l’être. La La Land n’est donc pas un feel good movie, car même si le réalisateur filme et montre clairement le verre à moitié plein, il sous-entend continuellement qu’il est à moitié vide, et que l’une des deux perceptions ne va pas sans l’autre, la vie n’étant pas qu’une comédie hollywoodienne, la réalité rattrapant la fiction. D’où le fait d’avoir ancré l’histoire dans un cadre moderne, ce qui crée un subtil décalage, notamment entre le couple et les seconds rôles gravitant autour d’eux. Lorsque ce n’est pas un klaxon qui interrompt une chanson, c’est la sonnerie d’un IPhone. Le quotidien reprenant sa place. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si l’un des running gags consiste à montrer les personnages en train de sursauter. S’ils sont agiles dans leurs chorégraphies et affirmés quand ils chantent, ils semblent gauches, maladroits, tentant d’éviter les faux pas, lorsque la musique ne retentit pas. Mia et Sebastian vivent dans un monde d’illusions. Et quand ce n’est pas l’illusion, c’est le déni de la réalité. La sœur de Sebastian le charrie sur sa passion démesurée pour le jazz en blaguant sur le fait que tel célèbre musicien a probablement dû pisser sur le tapis de son frère, celui-ci s’en amuse avant de réellement se demander si ce qu’il a entendu est vrai. Ils fantasment leur environnement en le modelant à leur image et ne voient la réalité que par le prisme de leurs rêveries. Par exemple, Mia est d’abord séduite par Sebastian parce qu’elle l’entend jouer du piano, sans même le voir. Et lorsque Mia apparaît à son premier rendez-vous officiel avec Sebastian, dans un cinéma, il la voit littéralement débarquant sur scène devant l’écran, l’image de l’un de ses films préférés diffusée directement sur son visage, comme s’il projetait sa propre perception de Mia, sa vision fantasmée, sur Mia en elle-même. Mia et Sebastian ne semblent, si ce n’est en apparence, finalement pas si bien assortis. Si leur rencontre était inévitable, en raison de leur tempérament de rêveur, comme dit précédemment, ils ne partagent pas nécessairement les mêmes goûts. Car comme en témoigne leur première interaction, amusante, ou par la suite leurs deux ou trois autres rencontres, chaque échange entre les deux personnages ne se fait pas sans petite mesquinerie.
Cependant, s’ils ne vivent pas au même rythme que leur entourage, peuvent-ils au moins parvenir à s’entendre tous les deux ? Peuvent-ils réussir à concrétiser leurs rêves en restant seul et enfermés dans leur bulle ou au contraire vont-ils comprendre que c’est en s’ouvrant aux autres et au monde qu’ils arriveront à avancer dans leur vie ?
Toute la thématique principale de La La Land se trouve dans ces interrogations. En ce sens, le film s’inscrit bel et bien dans la continuité de Whiplash. A la différence près que Mia et Sebastian choisissent de se mettre en couple. Un couple à l’écart du reste du monde et vivant dans l’endroit le plus emblématique quand il s’agit de confection de rêves, Hollywood à Los Angeles. Le fameux La La Land du titre. En baignant dans un milieu factice, Mia travaillant dans un café situé dans les studios de la Warner notamment, on peut ainsi dire que les deux personnages vivent à La La Land, tandis que leur entourage vit à Los Angeles. Ils ne vivent pas dans le même univers que les autres, s’émancipant des lois de la physique (la fameuse danse dans les étoiles) et du temps (leurs tenues vestimentaires sont presque d’une autre époque, et quand Sebastian ne porte pas ses propres costumes, il porte un déguisement ringard des années 80 comme pour souligner encore plus vivement le fait qu’il n’appartient pas au monde moderne… ce que son ami Keith lui rappelle d’ailleurs plusieurs fois dans le film lorsqu’il lui explique que contrairement à ce qu’il pense, le jazz évolue avec son temps), perfectionnant un art aussi nécessaire que l’air qu’ils inhalent.
Damien Chazelle est à l’image de ses personnages. A 32 ans, et après nous avoir offert Whiplash, le jeune metteur en scène, également scénariste, semble plus que jamais poursuivre les mêmes obsessions que ces artistes fictifs dont il imagine le parcours, en quête de perfection. La La Land est une leçon de cinéma. Et si Whiplash pouvait déjà être considéré comme un très grand film, La La Land le surpasse en tous points. C’est dire.
Outre leurs thématiques, Whiplash et La La Land partagent cette faculté qu’a Damien Chazelle de faire ressentir physiquement les émotions à ses spectateurs. On ressortait de Whiplash avec littéralement l’impression de s’être pris une baffe, et un mal aux bras psychosomatique tant le film était épuisant. Dans La La Land, l’effet est plus indicible mais l’on ressent par instants un serrement au cœur ou à l’estomac. Des sensations que l’on doit à la mise en scène incroyable de Damien Chazelle. Whiplash fonctionnait ainsi grâce à un montage particulièrement efficace, à l’image d’un solo de batterie où chaque percussion était retranscrite à l’écran, et que l’on pourrait associer à un morceau de jazz en crescendo, avec une caméra se rapprochant de plus en plus de ses personnages (au début nous voyons le personnage principal s’entraîner dans un couloir, à la fin nous ne voyons quasiment que des regards). La La Land est réalisé selon le même principe, mais colle davantage à un numéro musical, une danse marquée par des temps (le film étant divisé en plusieurs parties se déroulant en suivant les saisons), privilégiant les plans séquences amples faisant la part belle aux chorégraphies (Damien Chazelle a compris que dans les scènes de danse il fallait laisser le public voir la totalité des mouvements à l’image). C’est un spectacle brillant renouant avec la grande tradition des comédies musicales des années 50. Les références et inspirations servent ici totalement le récit, Damien Chazelle citant aussi bien Vincente Minnelli et Jacques Demy que Stanley Donen, le film faisant notamment très souvent penser à Singin’ In The Rain (le vice a même été poussé jusqu’à enregistrer la bande originale dans le même studio), tandis que Mia et Sebastian déclarent à longueur de temps leur vénération d’œuvres et artistes d’une autre époque. Les personnages et le réalisateur s’accordent ainsi sur leurs références, à l’instar de Casablanca ouvertement cité par le couple lorsqu’ils passent devant les lieux de tournages du film culte et subtilement par Damien Chazelle lors d’une scène bouleversante. En collant de plus près à ce genre très codifié, le réalisateur ne fait qu’accentuer le clivage entre fiction et réalité, passant de plans larges et de mouvements faits à la grue, principalement au début et pour les numéros musicaux, à des plans rapprochés en caméra à l’épaule à mesure que le film avance.
Emma Stone et Ryan Gosling s’approprient avec génie cette double facette, leur duo fonctionnant comme une évidence, parvenant non seulement à chanter et danser avec un immense talent, mais également à jouer la comédie en même temps avec des nuances que la plupart des performers de l’époque ne prenaient pas en compte. Il faut dire que l’actrice avait eu l’occasion de faire ses preuves à Broadway tandis que son partenaire est compositeur dans son groupe de musique. Tous deux se sont entraînés sans relâche pendant des mois pour que leurs mouvements soient les plus naturels possible, Ryan Gosling ayant appris à jouer du piano pour éviter d’être doublé numériquement par un professionnel. Tous deux forment un couple déjà mythique, leur complicité n’étant jamais remise en question (il s’agit d’ailleurs de leur troisième collaboration). Emma Stone n’a jamais été aussi convaincante, elle parvient à faire passer une immense gamme d’émotion par un simple regard, tandis que Ryan Gosling nous épate de plus en plus en tant qu’artiste accompli depuis Lost River, et s’avère réellement hilarant dans les rôles comiques (une révélation avec The Nice Guys). Quant à J. K. Simmons, il fait de la figuration et n’apparaît que pour un clin d’œil sympathique, comme un remerciement pour le réalisateur qui lui a permis de gagner un Oscar. Le rôle octroyé au musicien John Legend en étonnera plus d’un puisque Damien Chazelle a choisi d’en faire un guitariste. Oser demander à un pianiste aussi célèbre d’apprendre à jouer de la guitare pour son film est un indice flagrant du degré d’implication et d’exigence d’un metteur en scène perfectionniste ayant une vision bien spécifique de son art.
A ce sujet, et heureusement pour une comédie musicale, la bande originale, qu’il s’agisse des chansons ou des compositions, est un enchantement. Impossible de ne pas avoir envie de fredonner Another Day Of Sun, Someone In The Crowd ou City Of Stars après la projection. On sort de La La Land avec l’impression d’avoir vu un classique instantané, mis en scène avec une élégance rare, avec une photographie absolument superbe, et bouleversé par tant d’émotions. On rit, on pleure, et l’on ne veut pas quitter Mia et Sebastian. Un film d’une très grande modernité et d’une sidérante lucidité sur les illusions d’un univers fantasmé et sur les concessions inhérentes à la réalisation des rêves.
La La Land c’est un Hollywood de conte de fée, la fabrique à rêves où sont produits certains des plus grands classiques du cinéma, Los Angeles c’est sa vision réaliste, celle qui donne à voir des acteurs se disputant dès que le réalisateur crie « Coupez !». Damien Chazelle concilie ces deux facettes, le verre étant à la fois à moitié vide et à moitié rempli, la chanson « The Fools Who Dream » illustrant à la perfection son œuvre. On sort du film avec le cœur serré et le sourire aux lèvres, dans un état euphorique.
La La Land est un chef d’œuvre.
Titre original | La La Land |
Mise en scène | Damien Chazelle |
Date de sortie | 25/01/2017 avec SND |
Scénario | Damien Chazelle |
Distribution | Emma Stone, Ryan Gosling, J K Simmons & John Legend |
Photographie | Linus Sandgren |
Musique | Justin Hurwitz |
Support & durée | 2.55 : 1 / 128 minutes |
Synopsis : Au cœur de Los Angeles, une actrice en devenir prénommée Mia sert des cafés entre deux auditions.
De son côté, Sebastian, passionné de jazz, joue du piano dans des clubs miteux pour assurer sa subsistance.
Tous deux sont bien loin de la vie rêvée à laquelle ils aspirent…
Le destin va réunir ces doux rêveurs, mais leur coup de foudre résistera-t-il aux tentations, aux déceptions, et à la vie trépidante d’Hollywood ?