Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Après un Scanners assez enthousiasmant quoique limité, il fallait passer au gros morceau (attendu) de ce Marathon.
Film n°5 : Videodrome
Titre original : Videodrome (1982), avec James Woods & Deborah Harry.
Blu-ray region A, Criterion (2010)
1.85 : 1 – 16/9
VOSTA DD 2.0 ; 89 min
Une chronique de Vance
Un blu-ray reçu en cadeau d’anniversaire et visionné avec une joie non dissimulée. Malgré quelques rares plans bruités, l’image est extrêmement satisfaisante, avec des couleurs de bonne tenue (la robe rouge de Nicky sur le plateau de télévision ressort comme jamais et sans que les teintes bavent) et une ahurissante et étonnante profondeur de champ. Jamais le film n’a été visionné dans ces conditions (c’est pourtant la 4e fois que je le vois) : ce nouveau transfert haute-définition a du reste été approuvé par le réalisateur et son chef op’ Mark Irwin.
Son excellent, très équilibré, qui sait dispenser une parfaite atmosphère au moment des passages hallucinatoires, avec ces basses qui s’enflamment. Les bruitages caractéristiques (les soupirs de Nicky, les bruits liquides ou visqueux des transformations de Renn) prennent une autre dimension dans cette piste non compressée.
Sous un surétui cartonné de bonne facture, on appréciera l’aspect du boîtier du blu-ray, qui reprend l’apparence d’une ancienne cassette VHS (avec même la reproduction de l’étiquette marquée au feutre !). Très réussi. Le livret assez touffu comprend trois études sur le film et l’œuvre en elle-même. Parmi les nombreux suppléments (outre les commentaires audio de Cronenberg, Irwin, Woods et Deborah Harry), deux ont attiré mon attention : Camera, un court-métrage du réalisateur canadien réalisé en 2000 et Fear on film, un débat sur l'horreur au cinéma avec Cronenberg, Landis et Carpenter. A noter aussi la possibilité de revoir à part les séquences vidéo incluses dans le film (les extraits de l’émission Videodrome mais aussi de Samurai Dreams).
Résumé : Max Renn, patron de Civic TV, une chaîne privilégiant les programmes alternatifs (sexe et violence), est appelé par son pirate préféré, Harlan, qui a capté pour lui une émission cryptée nommée Videodrome : pas de scénario, juste une pièce dans laquelle des victimes subissent toutes sortes de sévices. Fasciné par le potentiel de cette diffusion, il va tout mettre en œuvre pour en trouver les promoteurs. Entre-temps, à l’issue d’un débat télévisé sans intérêt, il fait la connaissance de Nicky, animatrice radio sexy qui avoue être attirée par les jeux sado-maso…
Avec ce film troublant, vertigineux et au propos brillant, Cronenberg parvient enfin à asseoir (définitivement ?) son statut contesté d’auteur visionnaire : Videodrome marque définitivement un tournant dans son œuvre. Déjà, visionné séparément des autres productions (antérieures ou postérieures), il soulignait les inquiétudes et les passions du réalisateur en réussissant le tour de force de créer un récit mêlant habilement anticipation, horreur et drame philosophique. En replaçant le film dans la filmographie, comme nous le permet le Défi Cronenberg déjà bien entamé, on se rend compte à quel point les précédentes réalisations (surtout Rage et Scanners) servaient de balises, de point d’ancrage à ses obsessions. La chair et son feedback spirituel restent bien présents à l’écran, mais au milieu d’un script plus osé qui semble s’être débarrassé des oripeaux de la bienséance et des scories de ses premières tentatives. Comme à son habitude, le film est court et entre très vite dans le vif du sujet. Mais au lieu d’un schéma linéaire suivant une progression logique (celle, angoissante, de la propagation d’une épidémie comme dans ses deux premiers longs-métrages ou l’autre, plus spectaculaire, d’une enquête policière vers la source du mal), on a un savant mélange des deux, auquel s’associe un complot larvé dont le héros (personnage en outre peu sympathique, opportuniste, voyeur et constamment en décalage, davantage victime que manipulateur) ne fait qu’entrevoir certains aspects, supputant en vain, cherchant des réponses aux mauvaises questions.
C’est que Max Renn, ce PDG pervers et ambitieux – mais conservant un semblant d’esprit pratique – n’est qu’un reflet du spectateur lambda pour lequel Civic TV s’emploie à trouver les programmes les plus décalés, ceux qui repousseront les limites du bon goût et de la bienséance. Exposé (malgré lui, mais aussi malgré les précautions d’usage) à « l’onde Videodrome » véhiculée par les émissions qu’il a piratées, Max va voir sa réalité – et donc la nôtre, par son entremise – perturbée par des hallucinations qui la feront vaciller, au point qu’il lui sera de plus en plus difficile de s’en démarquer : on lui soumet une explication (très cronenbergienne, mais en même temps, on y sent une sorte de regard désabusé du réalisateur : il n’y a plus, en effet, l’appui des spécialistes médicaux qui parsemaient son œuvre, donnant à ses thèses une assise scientifique) en évoquant une tumeur engendrée par l’émission, tumeur qui rend le sujet perméable à toutes sortes d’influences (c’est nettement plus probant que la théorie des images subliminales) : l’arme parfaite pour les publicitaires. Mieux : l’arme ultime, pilotable à distance, sans risque de la voir se détourner du but fixé, hypnotisé qu’il est, engoncé dans une réalité fluctuante d'une manière toute dickienne, au gré des perceptions plus ou moins influencées par les stimuli cathodiques. En frappant l’esprit par le biais du regard (les yeux sont ici directement la fenêtre vers l’âme humaine), on altère la chair, on la refaçonne à son gré… jusqu’à la transfiguration, épiphanie ultime.
Dans ce métrage, Cronenberg salue la toute-puissance grandissante de la télévision et annonce à la fois son apogée comme sa mise à mort transcendentale : à quelques encâblures du choc télévisuel que sera Twin Peaks, cette réflexion paroxystique sur l’avènement d’un nouveau medium évangélique marque profondément par sa noirceur et son refus de la facilité. Paradoxalement, alors même qu’il aborde de front le sujet, il se refuse à s’abandonner aux vertiges de la chair exposée : si les quelques scènes dénudées ont choqué à l’époque, elles s’avèrent en fait accessoires, montrant un sexe triste et froid, sans passion. En revanche, en confiant ses visions aux bons soins de Rick Baker (dont on a une interview dans l’un des bonus du blu-ray), Cronenberg a trouvé le technicien capable de transcrire avec une méticulosité maladive, proche de l’écoeurement, ce besoin d’explorer la chair, de l’exposer en l’avilissant. Même en HD, les maquillages sont glaçants de réalisme et renforcent la sensation étouffante, glauque dans laquelle on se retrouve dès les premières minutes de film.
Enfin, comment ne pas se réjouir devant le cynisme de visions comme celles d’O’Blivion (au nom bienvenu) qui surmonte sa mort grâce au pouvoir de la télévision, ou encore ces foyers pour sans-abri qui, au lieu de distribuer aliments et chaleur, ne promettent que l’illusion lénifiante des émissions cathodiques. Quand la télé devient drogue, elle devient culte (au sens littéral).
Fascinant, perturbant : inratable.
Ma note : 4,8/5