Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Trois heures éprouvantes, parfois malsaines, plongées dans l'étrangeté lynchienne à son paroxysme, supportées par une bande son inouïe (fourmillant de basses inquiétantes, de craquements, de hurlements mêlés à des chansons décalées) et une image au traitement incroyable : bienvenue à Inland Empire.
L'histoire est difficle à résumer. En fait, très vite, ce qu'on croyait vrai, patent, échappe à la raison. Ca dérape de partout et si Lynch ne nous mettait pas en rappel quelques images-clefs, on serait vite complètement perdu. Mais il y a assez de linéarité intelligible dans certaines séquences pour qu'on parvienne à s'accrocher. Et, à l'instar de Mulholland Drive, il y a des basculements dans d'autres contextes, parfois adjacents (mêmes personnes, mais dans des situations différentes), parfois décalés dans le temps, parfois tout simplement "autres". Certains points établissent cependant une connexion entre ces réalités, entre lesquelles navigue Laura Dern, hallucinante, allant très loin dans la schizophrénie.
Certains n’ont pas aimé. Ca arrive. On a dit que le film était :
Parfois, une toile paraît laide. On écoute alors distraitement le guide qui nous explique dans quelles circonstances elle a été peinte, et là on découvre autre chose, caché sous l'apparence de la laideur. Ensuite, un nouveau monde se révèle. La toile deviendra-t-elle d'un seul coup plus belle ? Certainement pas, mais elle attirera l'attention par son contexte, son histoire, la technique dont elle est le fruit, elle deviendra davantage qu'un rectangle moche et sans intérêt. Est-ce pour autant qu'il faille une éducation au cinéma ? Peut-être. Est-ce pour autant que ceux qui n'ont pas aimé sont incultes ? Non, sans doute pas. J'ai plein d'ami(e)s qui ont détesté Mulholland Drive, me reprochant même de prendre goût à un film pervers et glauque uniquement écrit pour des hommes en manque. Dans l'absolu, ça n'est pas faux - disons que les arguments se tiennent. Pourtant, j'y ai vu autre chose. C'est donc que certains films parviennent à faire résonner certains détails personnels, et Lynch est un spécialiste de ces résonances particulières. Si c'est de l'esbroufe, alors elle est de qualité, et puis, j'étais consentant.
Quant à l'image, je l'ai trouvée fabuleuse. Etrange, non ?
Pour finir, la seule chose qui m'ait réellement peiné dans les critiques que j’ai lues, c'est le fait de découvrir que ceux qui avaient aimé Mulholland Drive n'aient pas apprécié ce film : j'ai trouvé qu'il s'agissait au contraire d'une véritable somme thématique, une sorte de florilège, quasi un testament.
En fait, je suis allé voir Inland Empire avec la ferme intention de me faire balader dans ce monde brumeux entre onirisme et réalité illusoire, de retrouver ce qui m'avait fasciné dans Blue Velvet et complètement séduit dans Twin Peaks et Mulholland Drive. Ce n'était donc pas vraiment la fleur au fusil, mais en toute connaissance de cause. Pourtant, j'avais pris soin de ne pas visionner la bande annonce ou de lire le moindre article. Histoire de goûter à la chose de façon abrupte, sans préparation ou anticipation qui aurait parasité (perverti ?) mes sensations.
Le film commence.
Au début, succession de saynètes et de séquences parfois sans queue ni tête. J'attends. Il y a bien un fil directeur, mais tant d'éléments qui ne collent pas. Ca viendra. Forcément.
Expectative. J'exulte. Car j'adore ces moments où on perd pied, on se laisse porter par un courant qui nous entraîne vers des mondes inhabituels, où les balises ne sont pas conventionnelles. Seule condition pour en ressortir heureux : y avoir trouvé quelque chose. C'était pas gagné d'avance. J'aurais pu tout aussi bien me sentir floué, dupé, trompé. A vrai dire, c'est passé tout près.
Car ensuite, ça se calme. Le film devientpresque limpide, si on excepte le glissement opéré par le biais de la voisine. Des détails apparaissent, mais ceux-là, on les connaît, on sait les apparier entre eux, on sait trouver dans le film les pièces du puzzle - surtout si on a vu les précédentes réalisations de Lynch. Forcément, ça rassure. Ca réjouit. Les écheveaux commencent à prendre forme. Ca fait sens. On se dit : "Punaise, c'est ardu, mais je commence à y voir clair." Car Lynch sait parsemer son récit de repères sur la route, symboles, messages codés, phrases sibyllines.
Hollywood Boulevard, la nuit : la discussion avec le mec à lunettes, les putes, le tournevis, l'agonie à côté de quelques paumés qui évoquent une irréelle liaison de bus. C'est la fin, tout s'enchaîne, il y a bien quelques zones d'ombre, mais ça ressemble terriblement à Mulholland Drive. Le gars nous a refait le coup, mais avec un traitement d'images à tomber et un son qui décoiffe. Cool. Joie.
Elle meurt. Travelling arrière. Gros doute existentiel dans ma tête. Non. Pas possible, pas ce truc où apparaît tout d'un coup le décor. Ah non, il va pas oser. Un projo apparaît. Merde, le salaud ! Lynch je te hais ! Je croyais tenir la solution, pouvoir expliquer l'imbrication des histoires, et tu fous tout en l'air.
Allons bon. Tout est à recommencer. Zut alors.
Mais ce qui se passe ensuite est d'une troublante beauté : l'étrangeté (cette sensation indicible qui me plaît au cinéma encore plus que l'effroi) y est à son maximum, de nouvelles connexions s'opèrent, vers quelque chose de plus vaste, de plus difficilement concevable. Est-ce cela, Inland Empire ? Ces histoires qui s'interpénètrent et coexistent par l'intermédiaire de points nodaux ? Des réalités-gigogne ? La colère tombe, la frustration passe, parce que demeurent un respect total et une véritable admiration pour ce qui se déroule. La résolution finale, avant le générique, est sublime. On alterne des images-choc et des passages génialement émouvants. Ca doit être ça, être transporté. Alors on oublie (un peu) vite toutes les tentatives pour donner une explication à "tout ça" : le sens, il se trouve tout seul. C'est résolument surréaliste - et prodigieux.
Je me serais contenté des 2 premières heures. Mais la dernière est telle que je pardonne tout, les excès - car il y en a, c'est certain -, les redondances, la systématisation de certains renvois. Comme Dali, Lynch réutilise à l'infini certains de ses fantasmes, les couleurs et les formes confèrent du sens à chaque plan et se font écho mutuellement. C'est un peu comme si, satisfait d'en avoir fini, Lynch avait décidé de se lâcher. J'ai pris ça comme une grosse baffe sémantique. Si ça n'est, comme certains le pensent, qu'un attrape-couillons, qu'un miroir aux alouettes pour idéalistes niais, je n'en ai franchement pas cure. Je ne suis pas non plus de ceux qui estiment que seule une élite peut comprendre Lynch : je me suis fait mon film (vu que le gars est tellement avare d'explications, et ce ne sont pas les essais rédigés sur lui qui permettront de tout comprendre) et ce film m'a plu.
Lynch m'a encore époustouflé, et c'est tout ce qui compte. Inland Empire fait partie de ces expériences ahurissantes : il laisse le cerveau saturé de sons et de flashes. Le manque d'intelligibilité peut surprendre, agacer, voire énerver. Un coup d'œil au générique confirme la présence en guests de Laura Harring et de Nastassja Kinski (ainsi que de Naomi Watts en voix off). S’il n’y a pas de nain parlant à l’envers, on retrouvera l’indispensable rideau rouge, symbole théâtral déjà présent dans Twin Peaks : Lynch dépeint constamment l’envers du décor (dans tous les sens des termes), celui de la TV (avec quelques séquences d’une intrigante émission dont des personnages à têtes de lapin débitent des phrases absurdes sur des rires enregistrés) comme celui du cinéma de Hollywood, de sa starification et ses paillettes à ses scénarios indigents. Qu’y a-t-il derrière un acteur ? Un rôle ? Mais qu’y a-t-il derrière ce rôle ?
Jeu de masques en perpétuelle évolution, Inland Empire ne peut que dérouter. J’espère qu’il saura aussi vous séduire, comme ce fut le cas pour moi.
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Titre original |
Inland empire |
Réalisation |
David Lynch |
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Date de sortie |
7 février 2007 avec StudioCanal |
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Scénario |
David Lynch |
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Distribution |
Laura Dern, Jeremy Irons & Justin Theroux |
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Photographie |
Michael Roberts |
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Musique |
Angelo Badalamenti |
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Support & durée |
35 mm 1.85 :1 / 172 min |
Synopsis : l'histoire d'une actrice de renom qui s'apprête à tourner un film dans lequel elle va fricoter avec son partenaire, un film qui s'avère être le remake d'un autre inachevé en raison du décès du couple interprète. Mais la réalité est fluctuante, fausse, multiple, parallèle et divergente.