Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Une bande-annonce stimulante aura suffi, ainsi que la mention de certains des artistes engagés dans cette aventure : Fincher, bien sûr, un styliste perfectionniste qui sait captiver l’audience, même lorsque le scénario peine à suivre. Et puis Brad Pitt qui, pour ceux qui savent – et qui l’ont vu dans l’Armée des Douze Singes – est capable de performances d’acteur étonnantes.
Personnellement, autre chose m’a attiré dans les salles obscures : le sujet. D’abord, parce qu’il puise dans ces thèmes fantastiques souvent mal exploités au cinéma et met en avant la condition humaine, face au temps et à l’inéluctabilité (chaque fois que je lis ce dernier mot, je pense à l’agent Smith dans le premier Matrix, à l’époque où je le visionnais en VF…). Ensuite par ce qu’il me faisait irrémédiablement penser à une des plus marquantes expériences de lecture que j’aie connues, celle d’Hypérion de Dan Simmons. En effet, l’un des pèlerins s’invite dans l’expédition vers les Tombeaux du Temps pour tenter de trouver une solution au mal qui frappe sa fille alors qu’elle était en charge d’une expédition archéologique dans ces mêmes artefacts : elle vieillit « à rebours », chaque matin effaçant ses souvenirs de la veille et la rapprochant de sa naissance, donc de sa mort, au grand désespoir d’un père attendri et attentionné. Ce récit m’avait profondément ému, à l’époque, et je ne peux toujours pas l’évoquer sans trembler un peu.
Benjamin Button, le film, se présentait comme une chronique du temps qui passe au travers des péripéties vécues par ce bonhomme improbable. Quelque chose qui, sur le papier, rappelait furieusement un Big Fish (la fantaisie en moins) et surtout un Forrest Gump : de la Première Guerre Mondiale à l’ouragan Katrina, c’est peu ou prou la même période couverte par la saga. Beaucoup de critiques ne s’y sont pas trompés et ont abondamment glosé sur les ressemblances.
Ils ont eu tort.
Tort de ne se concentrer que sur des parallèles qui, bien qu’évidents, ne traduisent qu’imparfaitement la portée du film : adaptée d’une nouvelle de Fitzgerald, l’histoire de Benjamin Button n’a rien d’une jolie parabole optimiste sur les opportunités ; au contraire, le film s’avère amer et lancinant et chaque séquence-clef insiste un peu plus sur l’inéluctable et la fin. Chacun des êtres qui peuple cette histoire évolue vers sa mort, même si, pour y arriver, Benjamin passe par une voie nouvelle, qui lui ouvre des perspectives nouvelles. Jeune vieillard au milieu de vieillards, puis jeune homme plein d’avenir mais déjà expérimenté, il sait que son futur n’est pas si rose que d’autres, qui ont assimilé son état particulier, veulent bien l’admettre. Il a grandi au milieu des mourants et il sait, très tôt, combien la vie peut être éphémère. Mais, plus que tout, il sait combien elle est chère et doit être un champ perpétuellement renouvelé d’expériences irremplaçables. La routine de la maison de retraite a permis à ses jeunes années de forger un esprit ouvert et curieux : il se frottera à la vie avec déjà l’expérience des conséquences. Vieux avant l’âge, il profitera d’un corps qui devient de plus en vigoureux et disponible avec une forme de sagesse particulière : il va certes goûter aux «plaisirs de la vie», aux joies des premiers alcools et du sexe, mais évitera de se plonger dans les turpitudes auxquelles sa jeunesse sans arrêt renouvelée lui donnait droit.
Et lorsqu’il connaîtra les heures les plus heureuses de sa vie, de son propre aveu, il saura déjà combien elles lui seront précieuses, parce qu’il ne pourra pas en profiter jusqu’au bout.
Benjamin, tout comme Daisy, fait des choix qui, parfois, l’honorent, mais sont aussi cruels. Peu d’hommes auront vécu aussi intensément et auront été aussi clairvoyant sur l’avenir.
J’ai tout de même été un peu déçu par la lenteur (lancinante) de la première partie, qui démonte un peu l'émotion contenue dans de nombreuses séquences. Ce n’est pas que le rythme soit trop mou, c’est juste qu’il était inutile, à mon sens, d’alourdir le récit par des scènes trop longues et parfois redondantes. Mais on ne peut qu’applaudir une grande élégance dans la réalisation, beaucoup de retenue aussi, une photographie sublime et des seconds rôles marquants. Fincher, au lieu de nous éblouir par des tours de force techniques explicites, a opté pour une narration transparente, académique même, qui a sans doute été mal perçue par une partie de la presse.
Benjamin Button est sans conteste un beau film qui arrive à surprendre et ménage son lot de plans éblouissants (comment rester insensible devant cette scène où il attend l’aurore, assis avec son père naturel sur un banc au bord d’un lac !). Outre les nombreux symboles qui rappellent l'écoulement du temps, on aperçoit régulièrement des colibris qui me font penser à ces papillons représentants l'âme des défunts dans certaines mythologies, et aussi de nombreux reflets/miroirs qui renforcent le lien entre l'esprit et l'image qu'on a de lui. Le parti pris pour la fin de la vie de Button m'a également un peu décontenancé car il semble établir que l'esprit et le corps sont dissociés, l'un ne se nourrissant pas de l'autre et vice versa. Et puis j'apprécie le fait que Fincher ait choisi de représenter le temps qui passe par des événements naturels (il y a des tempêtes à chaque épisode important du récit – et le film commence au moment de Katrina, dans un hôpital de la Nouvelle-Orléans, alors que l’un des personnages, au soir de sa vie, demande à sa fille de lui lire un journal intime) plutôt que d'insister sur les modes et les événements historiques (à l'instar d'un Forrest Gump), comme pour signifier que l'humain, après tout, a une vie si éphémère au regard de la planète...
Un film lourd mais convaincant, à grande portée philosophique, juste un petit peu gâché par quelques détails et redondances.
Titre original |
The Curious Case of Benjamin Button |
Mise en scène |
David Fincher |
Date de sortie au cinéma |
4 février 2009 avec Warner Bros. |
Date de sortie en DVD |
5 août 2009 avec Warner Bros. |
Scénario |
Eric Roth & Robin Swicord d’après l’oeuvre de F. Scott Fitzgerald |
Distribution |
Brad Pitt, Cate Blanchett, Tilda Swinton & Julia Ormond |
Photographie |
Claudio Miranda |
Musique |
Alexandre Desplat |
Support & durée |
35 mm en 2.35 :1/155 min |
Synopsis : Le jour de la victoire des Alliés en 1918 naquit un étrange garçon : Benjamin. Son père, révolté par la mort de sa femme en couches et par l’apparence du pauvre bébé (perclus d’arthrose, il présente tous les symptômes de la vieillesse), décide de l’abandonner devant une maison de retraite et c’est Queenie, une femme pleine d’attention et d’amour, qui l’élèvera au milieu des pensionnaires qui n’ont plus rien à espérer de la vie.
Et Benjamin grandira. Mais à rebours : son corps rajeunissant, il verra petit à petit ses connaissances mourir les unes après les autres. Jusqu’à ce qu’il rencontre Daisy, une jeune fille qui voit derrière son apparence ridée l’esprit d’un garçon espiègle et curieux. Mais Benjamin devra trouver du travail et découvrir le monde tout en dissimulant son infirmité et en redoutant ce qui adviendra de son étrange existence…
Votre vie est définie par ses opportunités... même celles que l'on manque."
Il m'aura fallu plusieurs semaines avant de pouvoir émettre un avis critique raisonné sur cette œuvre. La passion à la sortie de la salle m'aura à la fois enflammé et fait haïr le film. Contempler l'image, pourtant douce, d'un bébé qui ferme les yeux pour la dernière fois a quelque chose de profondément triste. Quelque part, il rejoint, recroquevillé et endormi, la mère... Je n'avais jamais pleuré à chaudes larmes devant une image-symbole dans une salle de cinéma – et là, c'est arrivé.
Dommage... en un sens.
Pourquoi ? Peut-être parce que l'œuvre a ceci d'étrange (c'est quand même annoncé dans le titre), voire de bizarre, qu'elle attire et révulse en même temps. Le parcours de son personnage-écran, qui prend la vie à rebrousse-poil, inverse les rapports humains et le point de vue sur la contemplation des époques, des lieux et du temps qui passe. Fincher est décidément un cinéaste précieux et, surtout, très intellectuel, transcendant ainsi l'un des meilleurs scénarios ayant circulé à Hollywood depuis de nombreuses années, sorte de façon sombre et subtile de Forrest Gump (du même auteur, les similitudes ne devront de fait pas choquer). Le point de vue est classique, héritier d'un cinéma de Douglas Sirk ou Frank Capra, un peu susurré de romantisme mais jamais appuyé par un pathos d'artificier. Le rapport à la construction du temps signé Fincher rejoint avec lenteur la complexité du rapport à l'espace établi dans Panic Room et la méticulosité de l'exactitude des repères de Zodiac.
L'artiste est cohérent, il n'y a pas à en douter. L'inscription du contexte fait ici figure d'empreinte. En quelque films, depuis l'année précédente, le cinéma américain se transforme. Il sa rachète une identité et semble marquer une période importante de son histoire. Criterion a choisi d'intégrer l'Etrange Histoire de Benjamin Button à son catalogue pour la parution vidéo, et c'est un signe qui ne trompe pas.