Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Attention : Ceci n'est pas un article habituel. Vous êtes en train de lire un crossover inter-blogs proposé par les Illuminati. Ce qui suit n'est donc qu'un chapitre d'un tout que vous pourrez découvrir en suivant les liens spécifiés à la fin de ce texte. Nous espérons que ce petit jeu de piste vous permettra de découvrir plusieurs facettes d'un même sujet tout en vous confrontant à des sensibilités diverses mais complémentaires.
Frank Miller est de ceux qui s’inscrivent durablement, par leurs créations et leurs paroles, dans la culture d’une époque. Il a même réussi la gageure de transcender cette dernière et de catapulter certaines de ses œuvres au firmament du Neuvième Art. Pour cet homme qui a fourni aux deux plus grands éditeurs de comics (Marvel et DC) quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre, qui s’est nourri des textes de Raymond Chandler et de Dashiell Hammett, les comics étaient un territoire fructueux, des terres arables qu’il a cultivées avec virulence et application tout en demeurant essentiellement conforme aux thèmes qui l’ont préoccupé. De tous les reproches qu’on pourrait à présent lui adresser, le fait de se disperser, d’avilir son œuvre par démagogie ou effet de mode n’est certainement pas le plus valable. Après l’immense – et nécessaire – Dark Knight returns et l’incontournable Sin City, après son run légendaire sur Daredevil et sa mini-série sur Wolverine, Miller apparaissait, dès les années 90, tel un dieu vivant auprès des amateurs. Moi-même, n’ai-je pas terminé ma chronique sur DK par ces mots : « Miller est grand. » ? Vérifiez-le si l’envie vous en prend en cliquant sur le titre de cette œuvre culte.
C’est que je le pensais à l’époque.
Pas si lointaine, n’est-ce pas ?
De l’eau, comme l’on dit, a coulé depuis, sous les ponts.
Et Miller s’est essayé au cinéma.
Ca paraissait pourtant, plus (et mieux) qu’un virage : une évolution naturelle. Observez le découpage des cases de the Dark Knight strikes again, ou les aplats sombres de Sin City : la narration est clairement inspirée par le VIIe Art, par ces films « noirs » dont Miller revendique haut et fort les influences. Le cadrage et l’éclairage ainsi que les parti-pris esthétiques achèvent le parallèle obligatoire entre cinéma et comics. Les producteurs hollywoodiens ne s’y sont pas trompés : déjà en 1988, New Line l’approchait pour lui demander de réaliser et écrire le 5e volet des aventures de Freddy, le tueur onirique d’Elm Street – offre déclinée en raison de contrats antérieurs à honorer.
Miller, qui nourrit ses récits d’une violence larvée et de personnages troubles, qui n’aimait rien tant qu’affliger ses héros de soucis de santé ou de problèmes de conscience, était fait pour le cinéma de la fin des années 1980. Lorsqu’il explique :
"You can't have virtue without sin. What I'm after is having my characters' virtues defined by how they operate in a very sinful environment. That's how you test people."
il s’inscrit involontairement (ou non) dans la mouvance de la plupart des actioners musclés de la fin du siècle dernier, ceux qu’on retient parce que la tête d’affiche s’illustre dans un rôle inoubliable, dirigé par un metteur en scène habile. Pour ma part, je pense que Miller était programmé pour collaborer avec McTiernan et Cameron. Il y a quelque chose de l’ordre du don dans ses œuvres – ce n’est pas pour rien qu’il ne lui a fallu qu’une semaine pour se faire embaucher en tant que dessinateur de comics quand il est arrivé à New-York à 19 ans (né dans le Maryland, il a grandi dans le Vermont).
Certes, il était doué.
The Dark Knight m’avait déjà convaincu : un récit sans fioriture, d’une intelligence, d’une clairvoyance et d’une modernité rares, doublé d’un dessin au trait particulier qui oubliait l’harmonie des lignes pour se concentrer sur la dynamique et l’ombre. LE choc. D’autant que Miller, je connaissais. J’avais vaguement parcouru sa série sur Daredevil et c’est bien lui qui m’avait fait redécouvrir ce personnage atypique de l’univers Marvel, réinventant ses origines, donnant plus d’ampleur au Caïd et créant de toutes pièces une Elektra aussi sensuelle que magnétique.
Miller.
Son nom devait résonner aussi lorsque je parcourais ce récit complet (écrit par Chris Claremont) sur un Wolverine étonnant, plein de verve et de noblesse, luttant pour préserver son humanité et faire taire la bête enragée qui grondait dans ses entrailles. Une histoire d’honneur, digne et sublime, loin des exploits colorés du même personnage au sein des X-Men que j’adulais, avec l’ébauche de ce Logan intemporel qui allait par la suite s’enrichir d’épisodes explorant sa personnalité fascinante. Une histoire se passant dans un Japon moderne où les relents féodaux stigmatisent les rapports entre castes, probablement influencée par ce manga de Goseki Kojima & Kazuo Koike (the Lone Wolf & Cub) que l’artiste évoque souvent.
C’est le cinéma qui me l’a fait redécouvrir. Je me suis retrouvé à attendre de pied ferme l’adaptation de son Sin City avant de tenter de lire Year One. Entretemps, le gaillard avait pondu un scénario sur Robocop 2 tellement dense que les dirigeants de la société de comics Avatar l’ont largement pillé afin de nourrir la série qu’ils comptaient diffuser.
Hélas ! Sin City eut le don de fusiller l’enthousiasme qu’il suscitait a priori : co-réalisé avec le touche-à-tout parfois inspiré Robert Rodriguez, cet essai hésite constamment entre la prouesse graphique d’un visuel époustouflant calqué sur celui du comic book et le film d’action explosif dont les codes de narration exigent davantage de dynamisme et d’à-propos. L’idée de « transposer » le comic sur pellicule ne donnait pas, à mon sens, l’effet escompté – n’en déplaise à Rodriguez qui persiste à dire qu’il s’agit d’une « adaptation ». Reste que le film a ses adeptes et qu’on ne peut pas, sciemment, le déterminer comme complètement raté. Elektra, en revanche, n’a rien à sauver. S’il n’a que peu entaché la réputation du grand auteur, il fait partie de ces nanars qui animent les soirées entre potes généreusement arrosées.
300 est d’une autre trempe. Là aussi, les avis sont partagés. Sans doute échaudé par l’expérience Sin City, Miller ne fait pas partie des adaptateurs et est cité comme producteur exécutif. Le réalisateur Zack Snyder a signé là une œuvre fulgurante, respectueuse du roman graphique que Lynn Varley a colorisé, parfois trop bavarde mais intéressante. Malgré son manque de fond, j’avoue avoir beaucoup aimé la majeure partie du film, qui se déroule dans ce défilé des Thermopyles, où la bravoure et l’honneur ne sont pas de vains mots.
Miller se réservait donc pour autre chose. Et ce fut une première surprise : ses débuts officiels de metteur en scène, il allait les accomplir sur l’adaptation d’un autre auteur, le grand Will Eisner, pour lequel il avait déjà eu l’occasion de signer un documentaire télévisé.
Frank Miller allait réaliser the Spirit. Des affiches prometteuses, deux monstres de la bande dessinée qui marient leurs thèmes de prédilection : ça promettait beaucoup.
Un film de Frank Miller (2008) avec Gabriel Macht, Scarlett Johansson, Eva Mendes, Paz Vega et Samuel L. Jackson.
Affligeant.
A partir d’une série au statut immortel fondée sur la dérision et les rapports entre personnages atypiques, Miller nous pond une resucée visuelle de Sin City qui manque de culot, de cohérence, d’envergure et, surtout, de maîtrise. C’est lent, c’est mou, c’est vide, parfois racoleur, d’autre fois involontairement drôle, souvent ridicule. Commençant avec cette voix over dans lequel le personnage du Spirit évoque la ville telle une amante qu’il doit protéger et satisfaire, on poursuit avec une bagarre cartoonesque dans laquelle le héros et son ennemi juré se balancent autant d’objets improbables à la figure (jusqu’à une cuvette de toilettes !) que de quolibets surannés dont les allusions grossières rappellent – en moins subtil - les dialogues des films d’aventures des années 30. On se dit donc qu’il faut passer en mode « second degré » mais peine perdue, car Miller s’applique à utiliser un maximum de procédés visuels propres à décoiffer le spectateur dans un décor intangible et sans âme – c’est bien là le pire, le héros scandant régulièrement son attachement à la cité alors que, contrairement à, par exemple, le Batman de Burton, on ne se rend jamais compte de son architecture, de son style : la ville, présentée comme un personnage à part entière, n’apparaît tout simplement pas à l’écran, uniquement par le biais de morceaux de décors en ombres chinoises. Rien que ce manque de cohérence interne flingue l’ensemble.
Pire : au lieu de se plonger avec délices dans des situations scabreuses et vaudevillesques, il nous assène une histoire navrante fondée sur l’origine des superpouvoirs du Spirit avec force savant fou doublé d’un futur maître du Monde et assistante sexy. Ajoutez à cela une recherche de personne avec pour seul indice la photocopie de ses fesses et vous décrochez le pompon du mauvais goût inutile et lourd.
Alors, certes, l’humour est présent, et volontairement décalé, mais il tombe à plat, surtout devant la vacuité du jeu de l’acteur principal et les calembredaines d’un Sam Jackson en roue libre. Certains relèveront la plastique sans faille d’une Eva Mendes en combinaison moulante surgissant de l’onde et les tenues fétichistes d’une Scarlett Johansson finalement très fade, ce qui, après tout, correspond aux déclarations tonitruantes du sieur Miller, qui affirmait :
I'm a comic book artist. So I think too myself, what do I like to draw? I like to draw hot chicks, fast cars and cool guys in trench coat. So that's what I write about.
C’est justement sur ce genre de phrases que l’artiste si longtemps adulé a commencé à voir son étoile pâlir, et certaines de ses prises de position ont davantage ébranlé son piédestal. Dommage car (à moins qu’il ne s’agisse que de ces pieds-de-nez qu’il balance parfois) le succès de Miller ne tient pas qu’à un seul coup de maître. Il a marqué l’histoire du comic book. Reste que le cinéma ne veut pas de lui. Si Sin City offre d’indéniables qualités et d’intéressantes perspectives, il n’en reste pas moins davantage une expérience qu’un vrai film, qui ne parvient pas à se démarquer du carcan de la bande dessinée pour explorer les potentialités offertes par le passage à l’écran : statique, mou et alourdi par une narration artificielle, il aurait dû faire réfléchir Miller à la façon d’aborder ce virage dans sa carrière. Il semble qu’au contraire le (relatif) échec du projet l’ait stigmatisé.
Au final, pas grand chose à sauver de la première mise en scène de Frank Miller au cinéma.
On pourrait alors juste passer l’éponge et lui redonner sa chance, mais l’aura faiblissante du bonhomme ne permet plus d’attendre ses prochains films avec autant d’impatience. Sin City 2, pour lequel il sera seul aux commandes, ne devrait pas le sortir de cette sorte de routine hypnotique dans laquelle il semble se complaire en ressassant ce qu’il fut. J’ai lu ici ou là des détracteurs, anciens fans, qui estiment qu’il devrait arrêter le cinéma, voire arrêter toute entreprise, et passer à autre chose. Peut-être. Peut-être son temps est-il révolu. Mais Miller ne me paraît pas aussi facilement réductible : au fond de lui se tapit sans doute la bête, cette rage créatrice qui l’a propulsé au faîte de la gloire, au panthéon de la bande dessinée. S’il parvient à reconnaître ses mauvais choix, à s’assumer comme un réalisateur (plus que) perfectible, alors la bête pourra peut-être rugir à nouveau.
Aujourd’hui, néanmoins, si Miller a les crocs, il lui manque les griffes.
Table des matières du crossover « Miller’s crossing » ; n’hésitez pas à cliquer sur les liens pour lire les autres chapitres de cette étude à huit mains :
Miller's crossing (1/4) : Histoire d'un mec violent
Miller's crossing (2/4) : Miller et ses leitmotivs !
Miller's crossing (3/4) : Frank Miller, l’homme à abattre
Miller's crossing (4/4) : L'Heure des comptes a sonné. [<-- voilà, vous êtes ici et vous en avez fini avec ce crossover]