Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Lost in translation
Un film de Sofia Coppola avec Bill Murray, Scarlett Johannson, Giovanni Ribisi.
Un grand moment, plein de fantaisie et de poésie, un peu nostalgique, un peu onirique, jamais tragique. Le premier film qui mériterait le qualificatif d' "impressionniste", où Sofia Coppola s'attache à dépeindre des sentiments, des émotions, par petites touches plus ou moins légères mais sans jamais forcer le trait, sans souligner ni aplanir, juste comme ça, presque à l'instinct. C'est monté et précieux comme un puzzle de porcelaine fine, aérien et frivole (à l'image du score où c'est le groupe Air qui tenait la vedette me semble-t-il). Et malgré une mise en scène stylée, ça SONNE juste, autant que le sourire fatigué d'un Bill Murray transcendantal.
Ce qui m'a impressionné c'est justement cette discrétion de la caméra (que soulignait Nico dans sa propre chronique, publiée précédemment), cette faculté de s'effacer devant le champ jusqu'à ce qu'on ne perçoive plus son mouvement, d'autant que le montage offre de nombreux plans fixes à la composition recherchée (très souvent sur Scarlett d'ailleurs) ; on a le sentiment que le chef opérateur a eu carte blanche et qu'il s'en est donné à cœur joie tant l'éclairage et le cadrage sont en harmonie avec le mood très particulier qui empreint le film, quelque chose de languissant nimbé d'amertume et où scintille un vain espoir de quelque chose de meilleur, précieux comme un élixir. Si Charlotte est la jouvence de Bob, lui-même est un peu son catalyseur à rêves. Dans un monde étranger où ils finissent par rire du décalage et de la traduction chaotique de leurs hôtes, ils se sont trouvés et c'est tout le plaisir un peu égoïste qu'on éprouve pour cette symbiose qui fait la force du film, un plaisir égoïste parce que filmé presque en cachette, l'air de rien, comme si nous étions voyeurs attentifs d'une union inespérée.
C'est aussi un film sur la communication, le langage, le phrasé, avec ces Japonais pour lesquels le ton compte autant que les mots (ou les gestes pour un Latin) mais qui commettent bourde sur bourde en tentant de dialoguer dans la langue de Shakespeare - et Bob, intérieurement hilare mais fatigué, de jouer le jeu sans omettre de balancer quelques piques bien senties mais sans animosité ; et puis Charlotte, incapable de s'exprimer franchement, qui semble ruminer un ressentiment quelconque (ou un secret ?), un malaise, un spleen désolant, perdue au milieu des autres et perdue dans son couple : ne trouvera-t-elle pas dans les non-dits délicieux de ses échanges futiles avec Bob plus de densité et de sens que dans toutes les promesses de son mari ? En perte de repères sur eux, ces deux êtres sont en quête de sens : celui à donner à une vie qui leur échappe, alors qu'ils se retrouvent, étrangers en terre étrangère pour paraphraser Heinlein.
Sofia Coppola a aussi réussi le pari de nous faire entrer dans leur intimité, touchante et ô combien prenante, de nous faire partager leur dialogue sur l'oreiller, à l'aube de rapports qui
n'arriveront jamais, qui ne peuvent survenir : et on souhaiterait les pousser l'un vers l'autre tout en espérant qu'ils n'aillent plus loin. Le veut-il ? Le désire-t-elle ? Ces questions
indisposent même, on les sent déplacées et on les évacue mais elles demeurent à proximité et titillent notre curiosité perverse. On entre à pas feutrés chez elle, on les voit se regarder, on les
entend se parler et on se retient : chut, ne pas déranger...
Petit joyau d'humour et de romance, film universel, à voir absolument.