Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
... en écriture visuelle.
la Diégèse numérique
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4] La mise en cohésion d’un monde
Il est évident que la « diégèse numérique » fonctionne comme un puissant élément de cohérence et de mise en cohésion d’un monde, à l’image, et aux yeux du spectateur. La « diégèse numérique » amène à rendre et à accepter l’univers représenté comme crédible et vraisemblable.
Dans Star Wars, cette « diégèse numérique » nous décrit les paysages de
différentes planètes et fait sens dès les premières images : avec ses palais ou ses grands espaces naturels, Naboo est une planète au fort potentiel culturel et architectural, qui contraste
immédiatement avec l’attaque économique agressive qu’elle doit subir dans Episode I : La Menace Fantôme ; Tatooine se figure comme aride, sale, sauvage et désertique : la
dominance de l’esclavage et de la contrebande n’y est donc pas étonnante ; Coruscant développe une architecture complexe, extrêmement dense et totalement dépersonnalisée, elle en devient l’accueil parfait pour les affaires politiques,
économiques et religieuses de cet univers ; la planète Kamino de Episode II : L’Attaque des Clones, centre de clonage de soldats, se distingue par son esthétique clinique,
blanche voire surexposée (4), et encore une fois hostile car si « fade » ; les paysages de Geonosis, enfin, rocailleux, rouges et poussiéreux renvoient
à la population insecte qui s’y développe. Tous ces éléments de représentation décrivent en quelques images et quelques plans les implications concrètes des mondes qui sont mis à nos
yeux.
En même temps, la diégèse numérique fonctionne aux niveaux des personnages numériques, qui sont plus facilement mis en adéquation à l’univers représenté justement de par leur
qualité numérique. C’est une question de texture et de lumière : le personnage numérique s’intègre mieux à l’ensemble car il renvoie ce côté « lisse », contrairement par exemple à
un acteur en costume (donc, élément profilmique) à l’aspect plus « rugueux » dans sa façon de renvoyer la lumière. De cette façon, le vieux Jedi Yoda s’intègre parfaitement dans son
espace et s’inscrit, comme tout autre personnage diégétique, comme agent du récit, aux relations complexes avec tel ou tel autre personnage, au statut respectable et au pouvoir en contradiction
avec son apparence physique.
Pour Le Seigneur des Anneaux, le constat est le même : pas question de s’interroger sur la vraisemblance d’un monde où circulent Humains, Elfes, Hobbits, Nains, Orques, et de si petits Anneaux au pouvoir exacerbé et si dangereux. La diégèse fonctionne parce que leurs relations sont concrètes : les liens entre les peuples du Seigneur des Anneaux renvoient aux rapports éternels d’amour et de haine entre les races. Les environnements, étendus par le numérique, décrits dans la trilogie, sont suffisamment précis et envisageables comme possibles (qui n’a pas secrètement rêvé d’habiter la Comté ?...) pour que la diégèse fonctionne : replacés dans le contexte-même du récit, la Lothlorien se dessine comme un pays à la fois enchanté et inquiétant, renvoyant au statut elfique de ses habitants, le Rohan déploie ses terres paysannes très moyenâgeuses faisant écho à la nature dure et combattante du peuple du Roi Theoden, tandis que le Mordor, incarnation ultime du décor diégétique, réunit tous les éléments possibles et imaginables de concrétisation, pour faire sens absolument : tours sombres, triomphe de l’industrie sur la nature, montagnes et terres arides à perte de vue, ciels chargés de néant et de feu, charbon et poussière, etc. La Mal n’aura jamais été si explicitement… maléfique !
Même réflexion que pour Star Wars au niveau du personnage numérique, Gollum, par exemple, s’intègre à merveille dans son environnement : sa forme, son aspect, son mouvement, sa psyché… tout est cohérent par rapport à l’univers représenté. Ce n’est pas simplement le personnage qui est réussi : replacé dans un paysage de Star Wars, il serait tout sauf un succès. C’est bien son adéquation avec tout un ensemble qui fait fonctionner le processus diégétique et la cohésion.
Enfin, dans le cas de Matrix, la diégétisation est plus surprenante. D’un côté, la trilogie nous présente ce que l’image doit nous faire accepter comme une simulation, la matrice, c’est-à-dire notre monde réel et actuel tel que nous le connaissons et le pratiquons hors du film. L’effort de la diégèse est ici de nous faire remarquer ce monde comme autre, dans le film : comment percevoir à la fois comme familier et différent un monde que nous ne remarquons même plus tellement nous y sommes « fondus » ? Par le traitement numérique, encore une fois. Notre « monde réel et actuel » est donc capté analogiquement et ensuite traité en numérique : les images sont dotées de dominantes verdâtres, et ce « réel » peut se plier selon les besoins de l’histoire. Les images sont littéralement tordues lorsqu’un personnage parvient à maîtriser la matrice, ou qu’il est capable de percevoir le code numérique derrière la surface matricielle.
De l’autre côté, la trilogie nous met aux yeux ce qu’il faut considérer dans le processus de diégétisation comme étant le monde réel du film, c’est-à-dire le monde comme un vaste champ de ruines, dévasté par l’ancienne guerre entre humains et machines. Les images prennent alors la lumière de façon plus naturelle (voire, néanmoins, selon des teintes à tendance légèrement bleutées), et ce monde impossible à représenter « ordinairement » est également dessiné par le numérique. Le double renvoi de mondes de la trilogie Matrix rend la diégétisation d’autant plus difficile qu’elle doit nous faire accepter des conceptions de monde totalement contraires à celles dans lesquelles nous sommes habituellement immergés. Mais cela n’empêche pas les mondes de Matrix de fonctionner car, aussi bien par les textes que par les images, l’ensemble affiche toujours une grande cohérence qui renforce les sentiments de crédibilité et de vraisemblance, même s’il est compréhensible que le tout puisse (presque) logiquement étonner.
Selon Christian Metz, à propos du sentiment de crédibilité, « une œuvre fantastique n’est fantastique que si elle convainc (sinon elle est simplement ridicule) et l’efficacité de l’irréalisme au cinéma tient à ce que l’irréel y apparaît comme réalisé et s’offre au regard sous les apparences du surgissement événementiel, non de la plausible illustration de quelque processus extraordinaire qui serait purement conçu. Les sujets de film peuvent se diviser en ‘réalistes’ et ‘irréalistes’, si l’on y tient, mais le pouvoir réalisant du véhicule filmique est un facteur commun à ces deux ‘genres’, assurant au premier sa force familière si flatteuse pour l’affectivité, au second sa puissance de dépaysement si nominante pour l’imagination » (5).
Tout le propos sur la cohérence et la crédibilité des mondes représentés se résume parfaitement dans cette situation de Metz : nos trois triptyques d’œuvres numériques fonctionnement, ils sont donc crédibles et cohérents. On croit à l’image affichée. On y croit à tel point que l’imaginaire n’a jamais eu droit à de si impressionnantes interprétations réalisées, le dépaysement n’a jamais été aussi puissant lorsqu’il offre ce que le réel ne connaît pas (ou presque), et le spectacle n’a jamais été aussi spectaculaire quand il mobilise la représentation pour amener l’émotion cinématographique bien au-delà de ce que l’image avait fini par blaser.
(4) Une surexposition simulée étant donnée que tout l’environnement de Kamino est une création numérique.
(5) Metz Christian, Essais sur la signification au cinéma – Tome 1, Editions Klincksieck, 1968, p.15.