Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
... en écriture visuelle.
la Diégèse numérique
Cliquer ci-après pour lire la première partie de cette étude : "Récits de cohérence interne"2] Le déploiement diégétique, 1ère partie
Reprenons les différentes opérations de construction d’un monde diégétique, telles que décrites par Roger Odin (2).
Tout d’abord, la figurativisation nous amène à penser des relations d’analogie entre ce qui est à l’écran et notre perception du réel. « Pour que je ne construise pas de représentations figuratives, il faut que je sois placé face à des images pour lesquelles je n’arrive pas à découvrir de référent concret » souligne Odin : donc, pas de diégèse non plus avec les images numériques ? L’hypothèse est envisageable, car comment établir ce lien d’analogie entre une image ou une portion d’image, immatérielle, et un référent que l’on peut supposer inexistant ? C’est en fait ici le retour du lieu commun qui dit que l’image de synthèse ne réfère à rien, alors qu’elle est au contraire fortement référentielle : elle renvoie à certaines réalités, à des imaginaires, à des éléments néanmoins profilmiques (il y a bien un acteur derrière Gollum).
Donc, posons-le immédiatement : même s’il est probable qu’un malaise résulte de la vision d’une image numérique comme représentant des éléments de monde dans la perception et dans la capacité à interconnecter les deux, il existe bien effectivement un lien d’analogie entre le représentant et le représenté, dans le sens où, comme le démontre encore Odin, il suffit alors que l’on considère cette relation comme possible, qu’elle soit vérifiable ou non.
Cette faculté à créer le lien est avant tout culturelle : le fait d’adopter les figures classiques du récit de science-fiction dans Matrix (l’élu, le maître/formateur, l’ennemi comme intelligence globale, etc.) amène automatiquement à adhérer et à adopter ce type de structure, ce qui permet alors de faire accepter de façon plus subtile―et grâce à la première reconnaissance―les influences asiatiques du discours, et qui peuvent trouver un écho obscur aux oreilles occidentales.
En même temps, le contexte culturel dans la figurativisation peut s’appliquer sur une dimension plus large : quoi de plus étrange de voir des arbres, dotés d’yeux et d’oreilles, marcher et parler dans Le Seigneur des Anneaux – Les Deux Tours ? Mais finalement, ils nous renvoient facilement à notre condition d’être humain : bras, jambes, corps, tête, expressions faciales, humour, traits d’esprit, bougonnerie, bonté, force, violence… et encore une figure classique du récit, celle de la rencontre placée sur le chemin du héros, qui le construit et agit avec lui. Un condensé qui s’accepte facilement dans la culture occidentale… mais bien aussi dans certains pans de culture asiatique, où les éléments végétaux sont considérés comme dotés, évidemment de vie, mais surtout de conscience !
La construction diégétique est renforcée, même si elle n’est pas indispensable, par l’« impression » de réalité : au niveau de la technique, Odin cite le signifiant imaginaire, le mouvement et le son synchrone. Nous garderons le signifiant imaginaire pour l’appliquer à l’image numérique : cette faculté de représentation de pans inédits de mondes qu’autorise ce type d’image amène à croire plus facilement dans le monde représenté.
Pouvoir présenter de façon très large la ville-planète de Coruscant dans Star Wars permet, en quelques plans, de figurer un univers architecturalement très riche, mais aussi frappé par sa densité, sa frénésie et son ton impersonnel, donc autrement dit de véhiculer de manière inconsciente aux yeux (dans l’immédiateté, en tout cas) une série de signes et de significations, qui aurait été impossibles sans le numérique, car irreprésentables ou plutôt irréalisables.
A contrario, une mise en images uniquement par maquettes et plans serrés, sans extension numérique, n’aurait pu transmettre avec efficacité les visions grandioses d’un tel environnement. Suivons toujours Odin : en même temps, cette construction « grandiose »―il est facilement possible de lister les superlatifs : « jamais vu », « incroyable », « merveilleux », etc.―construit un espace spectaculaire. Il est donné comme spectaculaire dès le début, de par sa capacité à augmenter tout ce qui a pu être vu au cinéma, voire même à augmenter le réel, en représentant des choses que le réel ne peut matérialiser. Quitte à s’afficher comme tel : comment faire fonctionner l’impression de réalité si l’on s’attarde sur l’impressionnant décor de Coruscant alors que l’on devrait se concentrer sur nos personnages qui évoluent dans l’image ?
(2) Odin Roger, De la fiction, DeBoeck Université, Collection Arts et Cinéma, 2000.
A suivre… « Le déploiement diégétique,
2ème partie ».