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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

Lynch

David Lynch

Un livre de Michel Chion, collection « Auteurs »
Ó Cahiers du Cinéma 1998


Quand un grand théoricien du cinéma, spécialiste du son (il est compositeur et concepteur sonore en plus d’être réalisateur et d’enseigner la théorie du scénario – il était venu à Metz pour des conférences alors que j’étais à l’Université), décide de publier sur David Lynch, artiste singulier du VIIe Art, difficilement qualifiable tant il soulève l’enthousiasme de certains comme il en exaspère d’autres, on obtient une somme aussi passionnante que passionnée, très aboutie dans son analyse où transparaissent un savoir-faire et des connaissances indéniables.

 

On pourrait aborder cette chronique sous plusieurs angles : celui de l’auteur, celui du sujet (le réalisateur) ou celui du lecteur. Je m’aperçois en fait qu’il sera malaisé d’établir une étude cohérente à propos de ce livre qui s’est avéré, finalement, extrêmement captivant.

Ca n’était pourtant pas gagné d’avance.

D’abord parce que Lynch est un cinéaste que, finalement, je connaissais assez mal – je ne prétends d’ailleurs pas le connaître mieux à présent, mais j’ai au moins cherché à aller au bout de l’expérience initiatique en visionnant en parallèle ses films, certains déjà vus comme Dune, Mulholland Drive ou Fire walk with me, d’autres étant des découvertes totales (Lost Highway). Après avoir passé un bon mois à explorer les arcanes de la série Twin Peaks, je peux affirmer que j’ai dorénavant un meilleur aperçu sur un univers d’une richesse insoupçonnée mais dont l’appréhension est rendue difficile malgré les nombreuses clefs de lecture que Lynch parsème abondamment dans ses œuvres.

Ensuite, il faut bien admettre que, lorsqu’on lit la mention de l’éditeur, on ne s’attend pas à parcourir un texte romancé à la narration claire : il s’agit bien d’une analyse. Ce qui la rend passionnante, c’est l’implication totale de l’auteur dans son sujet, on sent manifestement son admiration pour le bonhomme comme pour ses créations et, si l’on a parfois du mal à le suivre dans certaines interprétations des plans souvent nébuleux dont Lynch a le secret, on ne peut qu’être convaincu de sa sincérité. Chion a manifestement décidé de nous donner à lire ce que l’éditeur présente comme « le livre le plus complet sur Lynch » et l’on est bien disposé à le croire. D’autant que, pour qu’on apprécie davantage les analyses et conclusions, on a droit à de très nombreuses anecdotes, souvent saisissantes, qui illuminent des chapitres très denses consacrés à l’œuvre intégrale – en tout cas sur pellicule ou vidéo, les peintures n’étant qu’évoquées parcimonieusement – dont chaque film se voit en outre doté d’une présentation exhaustive, en commençant par le scénario. Ce souci de ne parler de chacune des réalisations de Lynch qu’après nous en avoir longuement raconté le contenu permet ainsi de mieux saisir les entrées par lesquelles Michel Chion détermine son essai, entrées qu’il systématise dans la seconde partie du livre avec le « Lynch-Kit », un glossaire thématique dans lequel de « Alphabet » à « Vide », on passe en revue les obsessions et réflexes artistiques du créateur d’Eraserhead.

Si la lecture de l’ouvrage s’avère plus facile que prévu, c’est aussi parce que l’auteur a choisi de nous présenter l’œuvre de Lynch de manière chronologique : passés un avertissement et une dédicace en exergue (tirée d’une chanson de Lynch), on entre dans le cœur du livre, la partie nommée un peu facilement « Chrono-Lynch », divisée en chapitres qui exploreront la cinématographie lynchienne depuis les courts métrages d’école Six Figures et the Alphabet jusqu’à Fire walk with me. A préciser que l’édition que j’ai eu le plaisir de lire contenait un chapitre supplémentaire consacré aux œuvres parues entre 1992 et 1998, dont Lost Highway.

 

Au final, le livre se lit quasiment d’une traite, aussi surprenant que cela puisse paraître. Le style, sans être lourd, n’est pas dépourvu de nombreuses références techniques (on nous parle d’ambitus, de tubule et d’acousmatique) mais Chion semble privilégier la clarté à l’élégance et n’hésite pas à se répéter sans heurter les sensibilités. C’est tout à son honneur. En outre, il s’engage souvent, reprenant des avis généraux avant de donner le sien propre, tout en reconnaissant à mi-mots sa fascination presque sans réserve pour le travail de ce cinéaste hors du commun qui, pourtant, s’avère beaucoup plus classique dans son approche du VIIe Art qu’on aurait pu le penser. Il souligne la prédilection de Lynch pour des bandes son travaillées et signifiantes et son goût pour des personnages paradigmatiques, au caractère marqué, avec des héros confrontés à la chute, ce mouvement descendant qui transpire dans toute l’œuvre (chute de l’ange, de la femme qui perd pied dans sa vie, dans la réalité, se sentant aspirée par l’inéluctabilité des abysses : c’est Laura Palmer ou Dorothy Vallens de Blue Velvet). Parallèlement, on notera l’importance du romantisme (échevelé) que Lynch essaie d’incorporer à ses histoires qui apparaissent beaucoup trop sombres et désespérées aux non-initiés – sauf peut-être Sailor & Lula où ce trait est stigmatisé, magnifié par une musique envoûtante : si l’on excepte Lost Highway, on constate en effet combien les histoires d’amour apparaissent transcendantes dans ses films, illuminant du même coup un destin complexe et donnant un autre éclairage aux drames qui se nouent. Lynch, romantique ? On aurait du mal à le croire sans les très nombreux arguments avancés par Chion, qui souligne aussi combien le cinéaste apprécie l’humour « lent », moins absurde que décalé, avec des répliques qui surprennent et désarçonnent et des situations qui détonnent (comment rester insensible devant la correction – typiquement mafieuse - infligée par Frank à Jeffrey dans Blue Velvet ou par Mr Eddy à un conducteur trop zélé dans Lost Highway ?).

L’autre aspect enthousiasmant du livre est cette humilité qui se dégage dans l’approche de Chion, comme lorsqu’il avoue avoir été déçu par la première vision de Fire walk with me avant de finalement y adhérer, tout en reconnaissant les limites de la compréhension de l’œuvre et le fait que le public et les critiques n’aient pas suivi (l’échec retentissant de Dune dans lequel il trouve pourtant d’indiscutables qualités tant techniques que narratives en est un autre exemple probant). J’aime aussi sa façon de relativiser la réussite de Lost Highway qui, par sa thématique et son traitement désabusé, semble davantage coller à l’image « d’esthète distant et cynique » que tout le monde se fait du réalisateur – alors que la folle passion qui est au centre de Sailor & Lula déroute même les plus aguerris des spectateurs (moi-même, j’avais d’abord trouvé ridicule la scène finale où Sailor déclame son amour à Lula en lui chantant Love me tender).

Revenons aussi à ces anecdotes qui scandent l’ouvrage, comme le projet Retour du Jedi auquel Lynch avait été convié (imaginez un peu le résultat ! Mais Lynch ayant toujours voulu conserver le final cut, parfois au détriment de son salaire, cela ne pouvait de toutes façons pas se faire), où l’explication de la lumière et des cadrages si particuliers du début de Dune (Lynch a été surpris de trouver des décors en dur dans lesquels les caméras ne pouvaient s’imbriquer, ces dernières étant en outre d’un modèle qui ne permettait pas de jouer sur les variations de lumière en modifiant l’ouverture du diaphragme). Les plus significatives, et les plus troublantes sont sans doute celles, données sporadiquement par le réalisateur au cours de rares interviews, qui présidaient à la naissance de tel scénario (comme l’aveu fait par Lynch qu’il a VRAIMENT entendu quelqu’un, un jour, lui dire à l’interphone : Dick Laurent is dead. – c’est à dire la phrase qui lance le script de Lost Highway).

 

Pour finir, je laisse conclure l’auteur à propos de l’analyse du cinéma de Lynch, après avoir remercié TWIN pour le prêt de l'ouvrage :

Un tout expressif et organisé à partir d’éléments qui accusent leur disparité.

 

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V
C'est tout à fait ça, d'autant que Lynch lui-même avouait qu'il ne livrerait jamais d'explication rationnelle sur le fonctionnement d'un film ; au mieux fournira-t-il des clefs, mais au spectateur de savoir quoi et comment ouvrir avec.
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R
Oui, je parle de celui-ci ; je fais allusion à ses remarques sur la manière dont il a construit la trame d'Inland Empire.Mais tu as raison, sur Chion : son intérêt est qu'il tient compte de tout ce qui est communiqué sensoriellement par les films, alors que beaucoup de critiques se contentent de relever les "idées", ce que l'intellect peut saisir.
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V
Salut RM, content de te revoir, ça fait plaisir.Bien entendu, les interprétations de Chion sont aussi troublantes qu'osées, mais le fait qu'il soit un spécialiste du son m'a ouvert pas mal de portes sur l'oeuvre de Lynch, qui est surtout une symbiose très réussie entr el'image et le son. Pour le livre de Lynch, tu parles duquel ? Je viens de finir Mon histoire vraie où il évoque finalement très peu son cinéma.
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R
Ho, Vance, je l'ai lu, bien sûr, et Chion est sympathique, mais ses interprétations en restent trop à mon goût à ce qu'autorise la psychologie officielle. De toutes façons, Lynch, dans son propre livre, montre que son point de vue est autre, même s'il ne donne pas d'interprétations particulières. Cela dit, l'idée d'un tout qui se pose comme tout sans que les liens entre les éléments soient clarifiés par l'entendement, c'est bien la source des énigmes posées par ses récits.
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T
Ah oui ? Tu l'as vue référencée où ?Au fait, ceci devrait t'intéresser (en tout c'est mon cas !) :http://www.hometheaterforum.com/htf/sd-dvd-film-documentary/275307-new-david-lynch-10-disc-lime-green-dvd-box-set.html
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V
Je crois qu'il y en a une, qui va au moins jusqu'à Mulholland Drive. Je serais curieux de lire ce chapitre.
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T
De rien. Je suis heureux qu'il t'ait passionné. Le problème de ce genre d'ouvrage traitant d'auteurs encore vivants et/ou encore en activité, c'est la limitation au sein de l'oeuvre : on parle plus de corpus imposé que raisonné. Reste qu'une édition augmentée avec Mulholland Drive et Inland Empire aurait beaucoup d'intérêt.
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