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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

[critique] la Ligne rouge : entre ciel et terre

[critique] la Ligne rouge : entre ciel et terre

Critiquer la Ligne rouge, c’est aller au devant des ennuis. 

D’abord, parce que le film surprend, même si on vous l’a vendu comme étant une œuvre d’exception, trop hâtivement cataloguée dans le genre « film de guerre » et qui pourtant n’a, avec Il faut sauver le soldat Ryan ou le Jour le plus long, voire Apocalypse now que peu de points communs – et si j’ai cité ces trois films, c’est en toute connaissance de cause, ils font partie des références les plus communément reprises par les chroniqueurs de tout poil et les amateurs éclairés. Donc on s’apprête à voir un film de guerre qui n’en est pas un. Très bien. Alors qu’est-ce que c’est ? Première question.

 

Ensuite, c’est une réalisation de Malick. Vous le connaissez, ou apprendrez à le connaître. Un metteur en scène rare (c’est à dire qu’il fait très peu de films, pas qu’il appartient à une espèce disparue) qui peaufine ses œuvres au point qu’elles mettent énormément de temps avant de sortir sur l’écran. Un perfectionniste qu’on présente surtout comme un esthète ou même comme un naturaliste, tant il insiste sur des plans de paysages, la plupart du temps sauvages et inviolés. Son statut fait même que les plus grands comédiens se damneraient pour faire partie de la distribution, quitte à n’avoir qu’une ligne de dialogue, voire même à être coupés au montage ! Au regard de la distribution de la Ligne rouge, on voit que c’est effectivement le cas (l’apparition de George Clooney tient davantage de l’anecdote). Les raisons de cet engouement sont aussi nombreuses que parfois obscures. Tout au plus retiendra-t-on que Malick s’est placé, dès Badlands (1974), dans une marge nébuleuse de la profession, privilégiant l’ombre à la lumière et passant un temps inouï sur les bancs de montage, allant même jusqu’à disparaître de la circulation après les Moissons du ciel (1978). Attitude mystérieuse qui entretiendra sa légende montante, laquelle emprunte bon nombre d’éléments à l’exigence d’un Stanley Kubrick.

 

A-t-il mis vingt ans à concrétiser son projet adapté (pour la seconde fois) d’un roman de James Jones (l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes) ? Difficile à dire. Le fait est que le film respire la précision (presque la maniaquerie) et on sent très vite le soin apporté au montage, à la juxtaposition des fresques naturelles photographiées avec minutie à une bande son lumineuse alternant voix off et musique planante. Après une mise en bouche fleurant bon le Paradis perdu, Malick tente d’ancrer l’histoire dans une réalité entre sordide et tragique. Etrangement, on se sent beaucoup d’affinités avec ce personnage christique interprété par Caviezel (qui répétait peut-être certaines des poses de la Passion de Mel Gibson, dans laquelle il interprétera justement Jésus de Nazareth, cinq ans après). Mais par la suite, les choses se compliquent, les personnages se multiplient, les réflexions désabusées, désenchantées et pleines d’amertume s’entrechoquent, au point qu’on n’est pas toujours sûr de savoir qui parle. Du reste, et c’est un des rares points sur lesquels je suis dubitatif, la systématisation de la voix off, si elle tente de conférer une certaine profondeur à la vision de certaines scènes, ôte du coup un peu de cette émotion brute que les images essaient de faire passer et nous place ainsi un peu en porte-à-faux, à la lisière entre une réalité brutale et inhumaine et un autre monde idyllique et pur. C’est sur cet effet de distanciation qu’on peut se perdre, qui gâche à mon sens le caractère immersif des séquences liées à une photo magnifique : on ne parvient, alors, qu’à s’émouvoir par bribes, sans véritablement se laisser emporter. C’est qu’en outre, les personnages sont multiples, et qu’entre ces plans en contre-plongée où les herbes hautes et les denses frondaisons occupent le devant de la scène, interviennent parfois des acteurs monumentaux : Nick Nolte fait un numéro de (lieutenant) colonel brillant, à privilégier en VO, et Sean Penn nous donne la pleine mesure de son talent aux multiples facettes. Difficile pour autant de se passionner pour cette unité piégée au pied d’une colline que les pontes américains veulent voir tomber, coûte que coûte : les offensives sont aussi brutales que brèves et les scènes d’action éparpillées au long des trois heures de métrage. Le bourrin de service aura toutefois du mal à faire la fine bouche tant leur maîtrise est évidente, appuyée par une bande son au diapason de la violence omniprésente ; tout au plus observera-t-il des similitudes avec les scènes les plus célèbres du Soldat Ryan.

 

Le résultat, sans être frustrant, laisse rêveur. Il s’en faudrait de peu que ce film soit un ratage complet, trop contemplatif, trop artificiel (ce qui serait un comble tant l’élément naturel intervient à l’écran), trop lent, beaucoup trop long. Le client recherchant l’affrontement permanent, les fusillades, les actes de bravoure et les effets pyrotechniques repartira sinon bredouille, du moins inévitablement frustré : le traitement de la guerre est en effet plus proche de ce que l’on a pu voir dans l’excellent Lettres d’Iwo Jima où la caméra s’appliquait avec brio à suivre les Japonais confinés dans leurs cachettes, la bataille se déroulant au-dessus de leur tête. Ici, les canons tonnent, mais on ne voit pas grand-chose. Les assaillants se font hacher par les mitrailleuses nippones, mais on ne se concentre que sur une section  qui, à elle seule, et entre les coups de gueule d’un colonel vindicatif et les états d’âme d’un capitaine trop humain (Elias Koteas, assez charismatique dans un rôle pourtant effacé), fera basculer la décision dans cet enfer qui était jadis un jardin d’Eden insouciant et libre.

 

On s’étonnera de la rareté de l’élément féminin, ce qui fera ressortir davantage la performance de Miranda Otto et on n’accrochera peut-être pas aux sublimes photos parsemant les introspections (prenez le plan de Gladiator Russel Crowe passe la main sur les épis de blé, et multipliez-le par 20, au moins, vous aurez une idée de l’équilibre précaire entre contemplation et action) : le film est pourtant une œuvre véritablement magistrale, tant par la vraie synergie des talents qui le composent (je ne suis pas un grand fan de Zimmer, mais sa BO est une petite merveille) que par l’intensité du jeu dramatique. Certes, quelques-unes des phrases prononcées sonnent creux (on n’est parfois pas loin d’une philosophie de comptoir vaine et factice) mais elles ne parviennent pas à abuser celui qui recherche une œuvre atypique et sincère.

 

On a pu dire de Malick qu’il dupait complètement ses spectateurs en leur livrant un cinéma volontairement abscons dans lequel fourmillent des idées hédonistes ou naïvement humanistes. Possible. Les Moissons du ciel m’avait ennuyé, malgré des séquences extraordinaires. Mais la Ligne rouge n’en est pas moins un film fort et nécessaire, peut-être pas aussi profond qu’on l’a dit, qui gagne justement à ne pas être comparé ou catalogué. Construit davantage par segments signifiants que sur une continuité qui aurait facilité l’identification, jouissant de moyens humains et géographiques remarquables, il est une œuvre à part, puissante, fascinante qui réussit le tour de force de stigmatiser la vanité et l’horreur de la guerre sans s’appuyer, comme les films du genre, sur ses aspects les plus scabreux. Et malgré les forces en présence, l’élément humain apparaît décidément bien petit et insignifiant face à la Nature qui, quoi qu’il arrive, reprendra ses droits.

 

 

Il est toujours réjouissant de chroniquer une œuvre non consensuelle. Dommage à mon sens que le réalisateur semble avoir perdu le fil directeur ténu qui aiguillait ses oeuvres jusqu'au Nouveau Monde, mais le film gagne incontestablement à être vu.

 

 

 

 

 

 

ligne-rouge.jpg

Titre original

The Thin Red Line

Réalisation 

Terrence Malick

Date de sortie

24 février 1999 avec UFD

Scénario 

Terrence Malick d'après l'oeuvre de James Jones

Distribution

Sean Penn, Jim Caviezel, George Clooney, Jared Leto, Elias Koteas, John Cusak, Adrien Brody, Ben Chaplin, Woody Harrelson, John Travolta, Miranda Otto & Nick Nolte

Photographie

John Toll

Musique

Hans Zimmer

Support & durée

DVD Fox (2000) zone 2 en 2.35:1 / 170 min

 

Synopsis : La bataille de Guadalcanal fut une étape clé de la guerre du Pacifique. Marquée par des affrontements d'une violence sans précédent, elle opposa durant de longs mois Japonais et Américains au cœur d'un site paradisiaque, habité par de paisibles tribus mélanésiennes. Des voix s'entrecroisent pour tenter de dire l'horreur de la guerre, les confidences, les plaintes et les prières se mêlent. 

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V
T'as pas tort, brootsy - bienvenue ici au fait. Je m'attendais juste à légèrement plus percutant, la faute à sa réputation et à vos commentaires élogieux sur les forums. Mais grand moment de cinéma.
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B
De ce film restera tjs pour moi le souvenir d'une grande claque dans la gu.... 
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V
Je viens à peine de rentrer de mon séjour et j'ai du pain sur la planche ! Merci pour les commentaires, très pertinents, j'ai hâte de lire ta chronique sur Scorsese.
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R
(Et au fait, est-ce que tu as vu The Departed ? J'en ai fait un compte-rendu sur mon blog ; je publierai un autre article, faisant la critique des thèmes de fond de Scorsese, son communautarisme, pour ainsi dire. The Departed, c'est quand même assez violent ; mais très prenant.)
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R
Je pense que Malick fait du cinéma contemplatif américain. Il est aussi contemplatif qu'on peut l'être dans du cinéma américain, ou même aux Etats-Unis en général, dont le fonctionnement social n'est pas spécialement fondé sur le mystique. Ensuite, si on peut compare avec des Asiatiques, bien sûr, on relativise. Mais on peut aussi évoquer le défaut du contemplatisme asiatique dans le cinéma : il débouche souvent sur une absence totale de trame claire, et des scènes de bataille chaotiques et pas vraiment prenantes : pour ce qui est des sensations liées à l'instinct de survie, on ne les partage guère avec les guerriers. Or, Malick essaye (plus ou moins consciemment) de nous rendre sensibles à la fois à cela et à des interrogations plus générales sur l'existence humaine. Moi, je trouve cela très beau, même si cela peut sembler parfois pompeux et trop "spiritualiste". De fait, l'action est parfois ralentie, ou rompue : on peut avoir le sentiment de piétiner. Mais globalement, elle se suit. Même si la fin est également bizarre, parce qu'elle ne termine pas une séquence dramatique d'une façon bien claire : c'est une fin philosophique, pour ainsi dire.Pour Le Nouveau Monde, c'est très beau aussi, très triste. La scène qui voit arriver John Smith dans l'espèce de palais royal, avec ses ornements symboliques et la magie du sorcier, est très belle, très forte. Mais on peut de nouveau trouver cela excessivement méditatif, et moins vigoureux, moins fort quant à l'action que La Ligne rouge, qui avait de magnifiques scènes de combat.
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V
Je ne sais pas si c'est vraiment un autre cinéma : disons que, pour ce que j'en ai vu, il s'agit de mettre en avant des éléments nouveaux, de dilater le temps et de s'attarder sur des détails qui paraîtraient insignifiants à d'autres. Je ne l'ai pas trouvé déstabilisant, ni même révolutionnaire. On le catalogue de contemplatif, il y a des réalisateurs japonais qui le sont vraiment. J'ai pour ma part été plutôt séduit et assez fasciné par sa vision et ses parti-pris car, outre le fait de susciter la réflexion, elle nous donne à voir du beau.
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N
"J'ai vu un autre monde possible" dit (de mémoire) une de ces voix off... A chaque vision, à chaque film de Terence, c'est comme si Malick me disait "j'ai vu, j'ai touché du doigt un autre cinéma!"Le nouveau monde n'est pas aussi fort, à mon sens, que  the thin red line, privilégie badlands, si tu peux, car c'est un film rare à tous les sens du terme.
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