Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : Martin W. Semple s’est tué dans un accident de voiture, léguant son immense fortune à un neveu qu’il n’a jamais vu. La haute société new-yorkaise est en émoi ! Qui est donc ce Longfellow Deeds, ce jeune homme naïf, un tantinet loufoque, qui joue du tuba et écrit des vers, pour la plus grande joie des habitants de sa bourgade, Mandrake Falls ? Comment ce célibataire ultra-convoité, sollicité par toutes sortes d’aigrefins, va-t-il s’acclimater à la ville qui ne dort jamais ? Les reporters traquent le scoop mais la malicieuse Babe Bennett a choisi la meilleure tactique pour approcher Deeds…
La ressortie d'un grand classique en HD (voire en UHD) est l'occasion pour les jeunes home-cinéphiles de se donner bonne conscience et d'intégrer dans leur vidéothèque quelques oeuvres moins visuellement spectaculaires qu'un film de Michael Bay, moins tonitruantes qu'une superproduction Marvel, mais autrement plus enrichissantes. Mais c'est aussi le moment qu'attendaient (parfois désespérément) les amoureux du VIIe Art pour pouvoir revoir, et encore, un métrage qui avait marqué leurs tendres années et dont le souvenir s’effilochait au gré des aléas d’un support parfois inadapté. La technologie permet ainsi, si le travail est suffisamment bien effectué, de mettre de nouveaux spectateurs quasiment dans les conditions de leurs parents, grands-parents ou aïeux, qui avaient eu sans doute la chance de découvrir ces films en salles. Et de combler, avec la qualité en sus, les éventuelles lacunes dans la culture de tout un chacun.
Quand je repense au choc qu’a représenté Casablanca le jour où je l’ai vu (donc pour la première fois) en blu-ray ! Le titre qui nous est proposé aujourd’hui par Wild Side bénéficie d’une restauration poussée, qui laisse toutefois quelques plans bruités et un certain nombre de transitions floues, détails qui ne placeront pas le disque dans la catégorie des réussites absolues en matière de restauration. Néanmoins, le piqué de la plupart des images, leur contraste et surtout le nettoyage qu’a subi le film en font un incontournable pour tout amateur de classiques.
Le choix de Mr Deeds pour cette édition est tout aussi intéressant : si Capra c’est, pour le grand public, et avant tout, la Vie est belle, des titres comme Mr Smith au Sénat pouvaient tout aussi concourir pour cet événement. À ce sujet, l’analyse passionnée de Christian Viviani dans le documentaire inclus Deeds ou le faux Candide permet d’y voir plus clair dans les intentions du cinéaste : des comédies dramatiques dont le fond commence à interpeller sur l’american way of life et ses mirages. En 1936, Frank Capra se cherche encore même s’il a eu un succès phénoménal peu de temps auparavant avec New-York-Miami et ses quatre Oscars. Il sait désormais qu’il aura le champ libre pour ses mises en scènes, toujours fondées sur des improvisations et des remaniements au jour le jour (il le raconte très bien dans ce numéro de Cinémas, Cinémas de 1983, également inclus sur le blu-ray) et décide de continuer à tâter le terrain cinématographique en s’essayant à la comédie. De son propre aveu, ce n’est pas ce qu’il maîtrise le mieux et force est de constater que Mr Deeds souffre un petit peu de cette tendance au burlesque, avec des gags un poil trop appuyés et pas toujours intégrés de la plus harmonieuse des façons. Le rythme en pâtit également avec ce montage de petites séquences, parfois très courtes et pas forcément réussies, sur des transitions par moments abruptes, presque maladroites.
Cependant, le métrage réussit à séduire par cet amour inconditionnel du cinéaste pour son sujet et ses personnages, du gentil héros naïf mais bonne pâte aux financiers sans scrupules, du garde du corps bougon à la journaliste déterminée. Cette dernière est incarnée par une Jean Arthur qui reprend un rôle similaire à Mr Smith, avec une personnalité forte et une gouaille qui l’éloignent des traditionnelles potiches encore trop présentes à cette époque. Son interprétation élégante de Babe Bennett illumine la pellicule, d’autant que Capra multiplie les gros plans chaque fois qu’il veut mettre en lumière le trouble qui s’empare d’elle lorsqu’elle se rend compte de l’impact de son enquête sur l’existence d’un homme qu’elle a, de toute évidence, commencé à apprécier plus que prévu.
Et si les seconds rôles sont souvent délicieux dans leurs attitudes à la limite de la caricature (le valet de chambre est génial) c’est Gary Cooper qui emporte l’adhésion dans un personnage qu’à l’époque on n’attendait pas vraiment, après avoir multiplié ceux de cow-boys (il sortait d’ailleurs d’un film sur Buffalo Bill) ou de soldats (les Trois Lanciers du Bengale, l’Adieu aux armes). Cet immense comédien, qui rendait une tête à tous les autres, se voit soudain dans la peau d’un individu honnête et franc, ne cherchant ni la gloire ni la fortune, désireux d’aider les autres et se satisfaisant de peu. Héritier d’une fortune colossale, il se retrouve du jour au lendemain plongé dans la faune new-yorkaise au milieu de requins de la finance et d’une jet-set privilégiant le paraître et se nourrissant de ragots. Crédule mais pourvu d’une logique à toute épreuve, Deeds va d’abord faire illusion, cherchant à satisfaire tout le monde sans pour autant céder à chacun, trompant ses avocats par sa fausse naïveté, perçant aisément les intentions des plus malhonnêtes à jour et rembarrant facilement les profiteurs de tout poil. S’amusant d’un rien (la gigantesque rampe de sa somptueuse demeure devenant une source inépuisable de joies puériles), il aurait pu s’en sortir avec sa nouvelle fortune et trouver un équilibre passager dans cette nouvelle vie, mais c’était sans compter sur Babe Bennett qui trouvera la faille, jouera avec ses sentiments et ébranlera ses convictions.
Le drame inévitable arrivera et verra Longfellow face à un puissant dilemme. C’est alors que le métrage opèrera un changement assez inattendu et se muera en film de procès dans son dernier tiers, peut-être le plus dense et le plus réussi, qui alternera les moments de comédie pure et une tension proche des meilleurs drames en noir et blanc. C’est là que Capra excelle avec les témoignages d’une galerie de personnages traités avec bienveillance malgré leurs excès, sous le regard d’un accusé malheureux mais lucide, qui nous invitera à moins parler pour davantage observer les manies de chacun et les injustices d’un monde qui ne sait pas voir l’essentiel.
Ils ont créé des palaces grandioses, mais ils oublié de créer les nobles pour les habiter.
S’il n’a pas les élans lyriques de Mr Smith au Sénat et la puissance émotionnelle de la Vie est
belle, cet Extravagant Mr Deeds reste un magnifique hommage à ces principes moraux trop souvent mis de côté au nom du confort, de la bienséance et de la rentabilité, une belle leçon de vie soulignant l’importance de l’équité et de la Justice dans un monde entre deux terribles tragédies, une Amérique encore traumatisée par le crash économique et qui voyait poindre les ombres de la Seconde Guerre mondiale.
Indispensable et rafraichissant.
Le coffret Wild Side (incluant le blu-ray et ses bonus, le DVD et un livret signé de Frédéric Albert Lévy) est disponible depuis le 16 mars 2022.
Titre original |
Mr Deeds goes to town |
Date de sortie en salles |
18 juin 1936 avec Park Circus France |
Date de sortie en vidéo |
4 février 2015 avec Columbia |
Date de sortie en VOD |
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Réalisation |
Frank Capra |
Distribution |
Gary Cooper, Jean Arthur, George Bancroft & Lionel Stander |
Scénario |
Robert Riskin d'après l'oeuvre de Clarence Budington Kelland |
Photographie |
Joseph Walker |
Musique |
Louis Silvers & Howard Jackson |
Support & durée |
Blu-ray Wild Side (2022) region B en 1.33:1 / 112 min |
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