Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
L’été 2019 s’annonce au moins aussi brûlant sur les écrans que dans les rues. En effet, depuis le début juillet, Arte et l’Atelier d’Images mettent à disposition des acheteurs un coffret Mystery Road reprenant non seulement l’intégralité des 6 épisodes déjà diffusés depuis mai sur la chaîne franco-allemande, mais aussi les deux films d’Ivan Sen (2013 et 2018) reprenant le même personnage principal, l’inspecteur Jay Swan, enquêteur taciturne souffrant en silence de ses problèmes familiaux et du poids de ses origines (d’origine aborigène, il n’est pas toujours accepté par ses collègues blancs et considéré comme un traître par les autres Noirs).
Multi-récompensée en Australie, la série dispose de très nombreux atouts dont la magnificence imposante des décors naturels n’est pas le moindre. Les trois histoires ont pour cadre cet Outback mystérieux, région conservant tant bien que mal son authenticité millénaire fondée sur de vastes étendues de rocailles ocre parsemées de buissons épars, de rivières courageuses et de routes semblant mener nulle part (imaginez les landes écossaises mais par 50° à l’ombre). Dans cette immensité vivotent quelques petits groupes d’une population hétéroclite : les descendants des premiers habitants de cette terre ancestrale dont les peintures rupestres indiquent encore le témoignage poignant de leurs origines, des Aborigènes désoeuvrés cultivant leur misère dans le regard mi-désabusé mi-haineux des étrangers blancs ; ces derniers, migrants européens aux rêves étouffés et aux ambitions refoulées ou fonctionnaires d’Etat émanant des grandes cités de la côte. Des communautés qui s’interrogent sur leur place respective, trompent leur ennui en se livrant aux très rares activités ludiques que proposent ces bourgades endormies (les virées dans le désert, la chasse aux animaux sauvages, et surtout les putes, l’alcool et la drogue) et nourrissent remords et rancoeurs envers ces autres dont le regard trahi la culpabilité immanente.
Là-bas, on parle de Noirs et de Blancs, et le spectateur européen sera surpris de retrouver les mêmes codes que dans les fictions américaines : les Blancs, même pauvres, ont l’avantage de la couleur et les Noirs sont condamnés à être exploités, à voir leurs territoires rongés par l’avidité des multinationales (ceux qui ont pu voir le formidable reportage Heritage Fight comprendront un peu mieux le dessous des cartes et les enjeux colossaux qui s’en dégagent). Heureusement pour eux, des organisations se sont créées pour conserver le patrimoine et les dernières traces de leur culture, défendre leurs droits et récupérer une partie de leurs spoliations. Ces organismes disposant de fonds considérables et d’une aide de l’Etat fédéral ont un poids non négligeable dans la société de ces petites cités isolées du monde par des kilomètres de désert.
Voici le cadre de la saga Mystery Road qui reprend le titre du premier film signé Ivan Sen dans lequel Jay Swan, tout juste bombardé detective (donc inspecteur, ou lieutenant de police) a fort à faire avec un trafic de drogue qui semble avoir corrompu quelques-uns de ses collègues et le meurtre de plusieurs jeunes filles. En glissant l’une des galettes du coffret dans votre lecteur, vous aurez un avertissement vous indiquant dans quel ordre il convient de visionner les œuvres ; avertissement très utile au demeurant car, si de nombreux sites indiquent que la série est un spin-off des deux films, le scénario confirme qu’elle s’inscrit plutôt entre les deux. En effet, Goldstone, toujours signé Ivan Sen, se déroule dans une autre région avec un Jay Swan portant les stigmates psychologiques de faits dont la série ne parle pas. Plusieurs détails confirmeront bien que l’action se déroule après les événements de la série, qui proposait une fin pourtant plus que satisfaisante.
Hormis cela, les deux films partagent de nombreux points communs outre la réalisation et les décors : l’enquête menée par notre héros presque mutique, qui a furieusement tendance à ressembler au Josh Brolin de No country for old men, le pousse à soulever quelques lièvres du côté des rapports de force entre les communautés. Dans ces bourgs repliés sur eux-mêmes, il est extrêmement ardu d’obtenir ne serait-ce qu’un fragment de vérité dans les témoignages : personne n’a rien vu, rien entendu, les gens se taisent par peur ou simplement par convention. Certes, l’identité raciale de Jay lui permet de s’ouvrir quelques portes que les autres flics blancs ne peuvent emprunter, mais il se heurte aussi au mépris de ses congénères. Extérieurement, Jay n’en a cure, il semble s’être blindé contre les moqueries de ses collègues au visage pâle et les ragots des autochtones. Mais on sait qu’il souffre de sa solitude : dans le premier film, il vit seul mais va s’enquérir de la santé de sa fille élevée par une mère alcoolique qui ne lui pardonne pas son obsession pour son travail qui l’a poussé à les abandonner ; dans Goldstone, il est plus que jamais seul et sans famille et c’est lui qui noie son malheur dans la boisson. Ca ne l’empêche pas d’être un remarquable enquêteur, vif d’esprit et doté de capacités d’observation hors du commun. Il remarque des détails oubliés par les autres et fait des rapprochements aussi osés que subtils. Comme on le laisse agir à sa guise, il a les coudées franches et se conduit un peu comme le cowboy dont il emprunte allègrement les codes vestimentaires : santiags, chapeau et le flingue à la ceinture.
Mystery Road, le film et Goldstone jouissent également d’un casting relevé (Hugo Weaving fait partie de la distribution du premier film tandis qu’on remarque David Wenham dans le second) et de la propension assez intéressante du réalisateur à user de ces plans God’s eye en plongée verticale qui donnent une certaine idée du contraste entre la petitesse des ambitions humaines et la vastitude des espaces dans lesquels il se meut.
La série diffusée sur Arte reprend à son compte les mêmes codes graphiques, tout en prenant davantage son temps pour la résolution des cas. L’indolence de sa progression se calque sur cette impression que le temps se fige au milieu de ce désert de roches et ces routes infinies et les scénaristes ont choisi de n’accélérer le mouvement qu’à la fin de chaque épisode, histoire de ménager le suspense par un happening lié à la découverte d’un élément changeant la donne. Si le premier film commençait par un cadavre, la série s’ouvre sur une disparition : Jay est envoyé par les autorités fédérales dans l’Outback afin d’aider la capitaine Emma James à retrouver deux adolescents. Evidemment, ses méthodes et son caractère se heurteront à la rigueur de la police locale et Emma ne se privera pas de le tancer sur son côté lone ranger tout en l’implorant de partager ses résultats d’investigation avec elle. Bon an mal an, ils parviendront à faire équipe d’autant que Jay se retrouvera très vite avec un fardeau : sa fille est venue dans la petite ville pour y vivre avec lui et il sait très bien ce qui peut advenir à une ado dans un cadre pareil. Ici encore, l’emprise de la drogue est tel qu’il devient vite certain que les disparitions y sont liées, d’autant que les langues ne se délient pas et les preuves se font rares.
Il faut reconnaître que la série s’avère plus réussie que les films, en serait-ce que par le
délicat équilibre qu’elle parvient à préserver dans la tension, l’atmosphère, les drames et la progression de l’enquête. Si le premier film offrait peu ou prou les mêmes critères de départ, il choisit un finale spectaculaire mais choquant avec un gunfight en point d’orgue brutal. Goldstone prend également ce choix de se terminer par des séquences plus enlevées qui rompent délibérément avec le tempo de la première heure. Mystery Road, la série, ne cède pas à ces facilités et préfère entretenir l’ambiguïté des relations entre les personnes (Emma est la sœur du chef de l’exploitation locale, la petite amie de l’un des disparus aurait été violée par l’oncle de l’autre disparu) et des ambitions de chacun. Car les envies personnelles se délitent face à l’énormité du cadre, inversement proportionnelles au territoire qu’occupent les individus qui se débattent dans des intrigues qui les dépassent ; la plupart se résigne, les autres espèrent la survenue d’un événement qui changera leur vie, les emmènera ailleurs.
Une grande série, aux décors sublimes et aux personnages forts, agréablement complétée par des films intéressants mettant en valeur la personnalité de cet anti-héros post-moderne.
Titre original |
Mystery Road : the series |
Créateurs |
David Jowsey & Greer Simpkin |
Format |
1 saison de 6 épisodes de 53 min |
Date de 1e diffusion |
3 juin 2018 sur Australian Broadcasting Corporation |
Date de 1e diffusion française |
30 mai 2019 sur Arte |
Date de sortie en vidéo |
2 juillet 2019 avec Atelier d’Images |
Distribution |
Aaron Pedersen, Judy Davis & Deborah Mailman |
Réalisation |
Rachel Perkins |
Photographie |
Mark Wareham |
Musique |
Antony Partos & Matteo Zingales |
Support |
DVD Arte (2019) zone 2 en 1.78 :1 /320 min environ |