Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Une chronique conjointe par Cachou & Vance
Dans le cadre du Marathon Kubrick lancé par Cachou, nous avons eu l’occasion de nous frotter à un mythe : celui d’un metteur en scène de talent, célèbre, voire quasiment déifié déjà de son vivant. Pour Cachou, c’était l’occasion d’envisager son œuvre de manière exhaustive, de rechercher dans ses films (heureusement peu nombreux) ce qui avait bien pu contribuer à faire de Stanley Kubrick une référence en matière de réalisation et aussi, surtout, de satisfaire une saine curiosité en enrichissant son expérience cinématographique. Pour moi, il en allait autrement : sans connaître toute son œuvre, j’étais déjà conquis par son savoir-faire, illuminé par 2001 et admiratif de ses autres films ; il s’agissait avant tout de me départir d’un hommage trop respectueux pour aller plus loin dans la découverte de la filmographie d’un grand artiste.
Ainsi, Cachou se permettait, d’entrée, de poser la question : Kubrick est-il véritablement le génie tel que la plupart des cinéphiles le qualifient ? Et qu’est-ce qui, dans ses films, permet d’avancer un tel titre ?
Pour ma part, je désirais surtout savoir si 2001, que je ne pouvais descendre de son piédestal, n’était après tout qu’un accident, qu’un heureux concours de circonstances dans une carrière moins éblouissante : à travers l’aura incroyable qu’engendre ce film, je voulais trouver les sources et le développement de l’inspiration du réalisateur, répertorier ses codes et ses thèmes de prédilection, reconnaître son style.
Nous ne partions pas sur les mêmes bases : j’étais presque convaincu et revendiquais plus d’objectivité, elle était sceptique en raison d’une première expérience décevante (avec Lolita) et ne cherchait qu’à être convaincue.
La suite de ce dossier sera pour l’essentiel contenue dans ces commentaires, souvent effectués « à chaud » par courriel interposé ou sur le forum d’Ant Hill que je vous invite, si ce n’est déjà fait, à rejoindre pour continuer la discussion (parmi d’autres tout aussi passionnantes). En cliquant sur les titres des films, vous pourrez lire les chroniques proposées par chacun sur leurs blogs respectifs.
Vance
Je suis forcé de séparer deux éléments : 2001, l’Odyssée de l’espace et le réalisateur.
2001 est un chef-d’œuvre. J'allais dire "ni plus ni moins", mais en fait, c'est plus que cela. C'est à mon sens un film qui va au-delà de sa propre dimension
contextuelle, filmique. Il y a dans ces images un absolu que je n'ai jamais trouvé ailleurs, une richesse de signifiants extraordinaire. Très largement supérieur au roman de Clarke (écrit après coup, puisque le scénario du film est inspiré de la nouvelle la
Sentinelle), il rayonne sur de nombreux tableaux, intrigue, fascine, hypnotise et révèle. […]
L'ombre de 2001, du coup, ne me quitte jamais totalement quand je regarde d'autres Kubrick. […]
Perfectionniste, pointilleux, ce réalisateur semble n'avoir jamais galvaudé son talent : ses placements de caméra, ses travellings hallucinants (Shining !), ses correspondances de
couleurs entre séquences, ses castings (on sent que le matériau humain est celui qu'il maîtrise le moins) sont mûrement réfléchis et donnent des résultats indiscutablement grandioses. J'aimais
cette ambition aussi de réaliser des films de référence dans chaque genre (la SF, le fantastique, le film historique, le film de guerre... imaginez un instant un western by Kubrick !). Il n'y est
pas toujours arrivé (Shining est vraiment captivant, mais peine à faire peur ; Barry Lyndon est beau - mais
beau ! - mais trop long). Ses œuvres ne sont pas sympathiques, elles ne sont pas très faciles d'accès. Mais aucun de ses films n'est médiocre, ou même moyen. Eyes Wide
Shut a le don de m'agacer parfois (c'est un scénario qui m'apparaît daté avec des situations mal appropriées), mais quelle intensité !
Est-il le plus grand des réalisateurs ? Oui, sans doute. Parce que je ne vois personne d'autre sur les rangs avec autant d'acuité et d'intelligence.
Mais est-il un génie ?
Dans l'absolu, force est de constater que non. En dehors du cinéma, et même dans le cadre de la photographie (qui est sa profession à la base) il n'a rien apporté de probant, il ne s'est pas
distingué de la masse.
Est-il un réalisateur génial, alors ?
Ah...
Tout d'abord, il est très certainement un réalisateur rare. Sa farouche recherche d'indépendance artistique (voulue jusqu'à Spartacus, puis exigée ensuite) l'a conduit à construire une œuvre dépendant moins des aléas
commerciaux - ça ne l'a pas empêché de parfois surfer sur la vague, bien qu'on ne puisse pas affirmer qu'il ait devancé des tendances. Pourtant, et malgré son ambition artistique et sa maîtrise
technique, il a plutôt peiné à être catalogué parmi les grands maîtres du cinéma. Lorsque des critiques anglo-saxons ont repris dans les années 80 le flambeau des cinéastes de la Nouvelle
Vague (les premiers à avoir accolé le statut "d'auteur" à celui de metteur en scène, chose improbable à l'époque de la toute-puissance des studios américains - un film
comme Autant en emporte le vent doit autant - sinon plus - à son producteur qu'à son réalisateur), ils n'ont même pas inclus Kubrick aux côtés des véritables
auteurs ayant marqué le cinéma, le considérant davantage comme un anticonformiste de talent que comme un auteur à part entière. J'ai pu lire des analyses sérieuses prétendant qu'il n'était qu'un
cinéaste des décors, refusant l'émotion et privilégiant l'image à la narration. Un peu exagéré, mais pas totalement faux.
En revanche, 2001marque incontestablement une date dans l'histoire du cinéma (et pas que du cinéma de SF) et il en est à la fois l'instigateur et le réalisateur. Il a imposé une vision du futur qui lui est personnelle, dans laquelle il questionne l'homme, ses fondamentaux et ses principes. Bien qu'esthète, il insère une profondeur inhabituelle dans ses images, refusant de rendre ses récits trop facilement compréhensibles mais ne cherchant pas volontairement la confusion : il déroute surtout parce qu'il n'impose pas UNE explication à ses situations mais laisse les portes ouvertes. Ses films ne sont guère confortables...
Cachou :
Alors, un génie ? Assurément pas. Sur sa douzaine de films, plusieurs sont très décevants, certains moyens et quelques uns seulement très bons. Un génie transforme tout ce qu'il touche en "miracle vivant" pour moi. Kubrick pas.
Un réalisateur génial ? Je n'irai pas jusque là.
Kubrick a le mérite d'avoir osé pour certaines choses, je le reconnais, et il a parfois poussé son art très loin, ce que peu font en somme. Mais le problème vient peut-être d'un niveau plus intime : Kubrick n'a jamais réussi à m'émouvoir profondément. De cette émotion qui vous étreint et qui ne vous fait plus quitter un film. Encore récemment, j'ai vu Rushmore de Wes Anderson, qui est très loin d'être aussi élaboré visuellement parlant qu'un film de Kubrick et qui pourtant dégageait cette chaleur, cette tendresse, cette douce ironie, ce côté amer et pourtant naïf qui m'ont tout de suite touchée et réellement emportée dans le film. Kubrick n'a jamais réussi à me toucher comme ça. J'ai trouvé plusieurs de ses films beaux, mais trop "froids". Dans le sens qu'il est un superbe montreur d'images, mais un raconteur d'histoire qui prend trop de distances avec son sujet. On sent qu'il creuse, mais qu'il ne réussit pas à s'impliquer. Du coup, si le spectateur n'a pas une raison particulière de se plonger dans un de ses récits, il restera en dehors et admirera surtout la technicité du monsieur.
Dans les films que je retiendrais de lui, je mettrais :
- Shining, le seul film que je regarde avec plaisir, qui me fasse rentrer dans l'histoire, même si
elle ne me touche pas (et ça n'a rien à voir avec le côté horreur, la Maison du diable par exemple m'a profondément émue).
- 2001 : qui est donc visuellement superbe mais qui instaure une telle distance avec son spectateur que je n'ai su qu'être admirative devant les belles images sans me laisser complètement prendre par l'histoire.
- Barry Lyndon, dont la seconde partie arrive enfin à émouvoir, par la détresse de certains de ses personnages, mais qui là encore reste surtout un grand exercice stylistique avant tout.
- Eyes Wide Shut, encore une fois froid et perturbant, mais travaillé et abouti.
- Orange mécanique, qui est profondément dérangeant et arrive à susciter la réflexion, ce qui est déjà bien pour un film, même si je trouve son optique moins aboutie que celle du livre dont elle s'inspire.
Par honnêteté intellectuelle, je rajouterai Full Metal Jacket, même si personnellement je
ne l'ai pas aimé.
Mais je voudrais mettre en avant le fait que, hors FMJ justement, les films que je trouve
les plus marquants du réalisateur, les plus aboutis, sont ceux qui adoptent une sorte d'esthétique intemporelle, qui arrive à les inscrire en dehors de quelque chose, qui leur confère donc une
allure plus recherchée, plus travaillée, une certaine manière de mettre en scène qui devient enfin reconnaissable alors que le réalisateur s'était énormément dispersé auparavant. C'est à partir
de 2001 (et non de Dr Folamour, pardon, mais je
ne trouve pas ce film assez abouti) qu'il arrive à se détacher des autres et à créer quelque chose de personnel, quelque chose que l'on pourrait qualifier de kubrickien. Et donc c'est à partir de
ces films-là qu'il arrive à conquérir le titre d'auteur à mes yeux.
Vance :
Je ne suis pas d'accord sur le fait que tu sous-entendes que Kubrick ne se soit détaché du tout venant des metteurs en scène qu'avec 2001. On voit dans Docteur Folamour sa recherche d'une véritable épure tant visuelle que narrative : il supprime les séquences parasites, réduit son histoire à quelques éléments-clefs (géographiquement marqués en outre puisqu'ils sont concentrés dans trois lieux : la base (extérieur/intérieur), la salle de guerre et le bombardier), travaille ses enchaînements et gère ses comédiens suivant leur potentiel - des acteurs immenses dont certains avaient besoin de nombreuses prises, ce dont Kubrick ne se gênait pas pour les appliquer, d'où sa réputation de tortionnaire, et d'autres qui donnaient la pleine mesure de leur talent immédiatement (Sellers avait tendance à se déliter après trois prises et Kubrick en tenait compte). Du coup, on reconnaît très vite une structure dépouillée avec des séquences léchées : pas ou peu de plans de coupe, des enchaînements abrupts, mais des développements à l'intérieur des séquences-clefs avec de longs plans assez difficiles. Il va jusqu'à adapter ses prises de vue au sujet, en exagérant les angles et l'éclairage de manière comique. On y retrouve aussi une volonté de symétrie dans la construction des plans et on s'étonne de voir peu de mouvements de caméras, comme ces travellings qu'il affectionne. Mais il les réserve aux séquences liées à l'assaut de la base (caméra à l'épaule, montage plus cut).
Non, le style est déjà là. Ensuite, il ira plus loin avec l'apparition de la steadycam, qui semble presque être l'accomplissement d'un vœu secret.
N'oublions pas que, sur un tournage, il était loin de l'image qu'on donne du réalisateur assis sur sa chaise : il réécrivait le script, s'occupait de l'éclairage (l'oscar de la photo donné
pour Spartacus aurait dû lui revenir, l'autre ne supportant pas les
incessantes irruptions de Kubrick qui corrigeait son travail) et du cadrage et discutait avec certains acteurs (sur la fin, il choisira des comédiens plus malléables, s'adaptant mieux à son
travail exigeant).
Chez Kubrick, les plans ne sont jamais gratuits.
Cachou :
Je n'arrive pas à être d'accord sur ce point-là. Par exemple, cette manière de jouer sur les plongées-contre-plongées pour les personnages est déjà bien présente dans le cinéma de l'époque, les plans d'ensemble statiques aussi... Bref, je n'ai pas eu l'impression de voir du "Kubrick" quand j'ai vu ce film. Juste un court-métrage tiré en longueur par un réalisateur qui a voulu puiser jusqu'au bout une bonne idée mais en a retiré trop. Peu importent ses méthodes, je (personnellement toute seule) ne reconnais pas sa touche personnelle dans ce film. Mais vraiment pas du tout. […]
Ce n'est pas une question de gratuité ou pas des plans, mais d'empreinte personnelle, de style, celui qui se développe clairement à partir de 2001, même s'il évolue pour devenir en fait clairement reconnaissable à
partir d'Orange mécanique.
Vance :
Non justement, dans Folamour tu as déjà une approche du récit très
personnelle. Cherche dans les films de cette époque une telle densité dans les éléments narratifs, une telle épure dans le scénario, tu ne trouveras pas.
[…] Ses personnages éprouvent toujours des émotions et des sentiments qui les dépassent, qui semblent même (c'est un des reproches que je ferais) pas crédibles. Dans Eyes wide shut,
le style poussé à l'extrême enjolive une situation qu'il a voulue contemporaine. Or on ne trouvera pas de médecins qui réagissent ainsi dans la vie réelle. Et tout le film repose sur cette
paranoïa inexplicable. Mais Kubrick construit une intrigue fantasmatique tellement dense malgré ses postulats qu'on en obtient une œuvre singulière et concrète.
Je dirais qu'il a passé sa vie à appliquer une méthode personnelle à un travail auquel il se vouait complètement, et il n'a cessé de développer cette méthode après ses frustrations
de Spartacus.
Ce marathon m'a surtout permis de découvrir cette continuité et son opiniâtreté dans sa réalisation : pas de compromis, quand bien même cela nuirait à l'exploitation du film. Il tourne une
séquence de tartes à la crème homérique pour la fin de Folamour (quelque chose qui dépasse encore celle de
la Folle Course autour du monde, et ça n'est pas peu dire !), la visionne puis la supprime. Le film aurait sans doute été plus populaire avec, mais il a estimé que cela ne collait pas à
ce qu'il voulait exploiter.
Cachou :
Vance, je ne peux pas te rejoindre, je n'ai PAS trouvé de densité narrative dans ce film, donc forcément je ne peux pas y trouver une touche personnelle. Ce n'est pas du tout une question de crédibilité pour moi. Juste de récit qui pêche par une volonté de raconter une chose qui ressemble à une chute de court-métrage et non à l'élaboration d'un long.
La continuité, pour ma part, je ne l'ai ressentie que pour les 6 derniers films. Les 6 premiers ressemblent à des tentatives entre ratées et réussies pour maitriser l'appareil cinématographique,
des explorations sans personnalisations. Son style dans Lolita et Les Sentiers de la gloire n'a riiiiien du tout à voir avec celui des précédents
films. On est encore au moment où on a des tentatives, mais rien de reconnaissable.
Vance :
Tu as raison : il s'essayait sur ces films là, je ne les connais pas assez pour en dire davantage. D'ailleurs, il a continué à travailler son style jusqu'au bout avec toujours une recherche de perfection et d'épure.
*** A SUIVRE ***