Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Batman
Un film de Tim Burton (1989) avec Michael Keaton, Jack Nicholson et Kim Basinger
Résumé SFStory : Un justicier masqué consacre sa vie à faire régner l'ordre sur Gotham
City, une ville aux mains de dangereux criminels comme l'homme d'affaires Carl Grissom qui n'hésite pas à attaquer des passants pour les dépouiller.
Jack Napier, l'homme de main de Grissom, est également l'amant de la petite amie de ce dernier. Furieusement jaloux, Grissom décide de se venger et lui tend un piège : Napier va tomber dans une
cuve d'acide qui le défigure à vie.
Quelques temps après, un nouveau criminel surnommé Le Joker fait son apparition dans la ville. Parallèlement, deux journalistes, Alexander Knox et la photographe Viky Vale mènent leur enquête
pour découvrir l'identité réelle de Batman...
Avec la sortie sur les écrans du second volet de la nouvelle saga cinématographique consacrée au Batman, alors que les records de fréquentation et de recettes explosent aux Etats-Unis et que les premières critiques s’annoncent dithyrambiques, il m’avait paru intéressant de revoir, fort de nombreux éclairages enrichissants, trois des films qui ont ancré le Caped Crusader dans la mythologie du VIIe Art. L’opus de 1989 signé Tim Burton, qui a rencontré un énorme succès, raflé de très nombreuses récompenses – surtout artistiques – et permis à Jack Nicholson de devenir l’un des acteurs les mieux rémunérés de toute l’histoire grâce à son pourcentage sur les recettes, est un film qui n’a pas fini de faire couler de l’encre : la personnalité de son metteur en scène et les ombres fantasques qui parsèment son univers ne pouvaient que produire une œuvre décalée et éminemment originale.
Comme on l’a dit, elle a connu le succès. Surtout public, mais de nombreux critiques ont été séduits tant par la performance de l’acteur qui interprète Jack Napier que par une mise en scène qui recherche moins le sensationnel et le spectacle que l’atmosphère et l’ambiance. Pour quelqu’un qui, sans avoir été un grand fan du personnage, le connaissait à travers de la série illustrée par l’immense Neal Adams, la transposition à l’écran n’était pas une réussite : certes, le costume et les accessoires du Batman étaient impressionnants, sa Batmobile gagnant en impression de puissance par rapport au pourtant très beau modèle popularisé par la série télévisée monumentalement kitsch, les décors (le Wayne Manor comme Gotham City) étaient somptueux, mais Bruce Wayne ne convainquait pas et son alter-ego apparaissait emprunté dans des combats souvent brefs où ne transparaissaient que trop rarement ses qualités de plus grand détective du monde. Du coup, focalisé sur ces imperfections que le jeu outrancier de Nicholson avait tendance à renforcer, j’avais décrété que je n’aimais pas.
C’était pourtant un film d’aventures agréable à suivre, plutôt rythmé, ponctué d’éclats pyrotechniques et de trouvailles visuelles probantes. Mais non, rien à faire : Keaton faisait pitié et était bien loin du Wayne attendu et toutes ses apparitions flinguaient le rendu émotionnel, transformant notre héros en un être difficilement identifiable, à la fragilité évidente, constellé de nombreuses failles qui faisaient même douter de son équilibre. Pensez donc : dès sa première confrontation à des bandits, il se fait abattre à bout portant et ne doit sa survie qu’à son armure ; quant à la manière cavalière dont le Joker détruit la pourtant fabuleuse Bat-Wing, c’en est trop : on frise le ridicule.
Les années passent, les films aussi. Schumacher propose une vision différente dont on ne parvient pas à percer l’audace : le ridicule est encore plus évident – mais on continue à aller voir les films au cinéma. Juste histoire de…
Dans l’intervalle, on voit des films. Beaucoup. Parmi ceux-ci, certains sont de Tim Burton. Etrangement, j’ai pu voir presque tous ses films au cinéma. Et j’apprécie le bonhomme. Si la Planète des Singes est à oublier et si je n’accroche pas vraiment à Beetlejuice (sans doute le syndrome Keaton ?), reste cette tache que représentent ses deux Batman. Oh ! je les ai revus ces deux-là, sans y trouver quoi que ce soit de plus intéressant qu’une vision désespérément différente de celle que j’aimerais trouver sur la toile. La série animée que je regardais sur Canal +, en revanche, était une réussite majeure et paraissait puiser tant dans la mythologie du comic-book que chez Burton – preuve qu’il y avait de la matière.
Et c’est en revoyant Batman begins récemment que je me suis aperçu de quelque chose (aidé en cela par de très nombreuses discussions avec des amis acharnés, persévérants et convaincants) : le film de Nolan qui m’avait tant enthousiasmé au cinéma m’est apparu beaucoup moins brillant, ses défauts ressortant davantage. En enchaînant les Burton, j’ai compris qu’il y avait dans ces derniers une véritable recherche artistique, l’envie de puiser des éléments épars dans un univers pourtant extrêmement dense pour les incorporer dans une histoire plus proche des préoccupations d’un auteur. Tim Burton d’ailleurs, lorsqu’il a hérité du premier script, l’a entièrement réécrit pour que cela colle davantage à des angles d’approche qui lui sont propres, ce goût immodéré pour ces freaks qui sont incapables de s’insérer dans une société trop policée. Batman est un homme de la nuit ? Qu’à cela ne tienne, le film sera nocturne. Etonnant que cela ne m’ait pas sauté aux yeux, pourtant la plupart des scènes se passent entre le crépuscule et l’aube. Les personnages s’y déplacent comme autant d’ombres et de silhouettes, des avatars à peine éclairés par des lumières rasantes, incidentes quand ce n’est pas le flamboiement d’une explosion ; et si les contrastes sont ainsi renforcés, il sont également soulignés par cette ambiance étouffante des vapeurs fuligineuses, de la brume du matin ou de la fumée (toxique) des cheminées d’usine : Gotham, pourtant très peu montrée en plan large (les matte du début, juste après le générique très graphique, ressortent en outre assez mal en vidéo), expose sa noirceur et ses bas-fonds, la cité tentaculaire apparaissant peuplée d’une faune aux abois, redoutant la tombée de la nuit et les rôdeurs inévitables, ces Morlocks qui ont fait des ruelles leur domaine.
La réussite de Burton, c’est d’abord de traduire ce décor prodigieux par quelques effets simples et de l’utiliser avec une savante maîtrise : la caméra usera en abondance d’angles très prononcés, les plongées et contreplongées sont exagérées et parsemées d’éléments métalliques récurrents (tubulures, échelles, poutrelles) qui reflètent imparfaitement le peu de lumière qui perce les ténèbres où règne le Mal. Or, Batman, c’est avant tout le résultat d’un sacrifice : celui de la lumière. Bien que je sois toujours aussi circonspect sur le choix d’un Michael Keaton pourtant très bon, son interprétation d’un Wayne bien pâle, complètement effacé même devant ses propres acquisitions, à l’approche timide et aux propos imprécis, ce doux rêveur héritier d’une immense fortune convient assez à ce que Burton voulait faire du Justicier masqué : la face obscure d’un homme torturé par ses démons, qui cherche dans une vengeance sourde un sens à sa vie brisée trop tôt. On ne sait de lui que le fait qu’il soit aisé et vive retiré, donnant aux œuvres de charité. On n’insiste pas sur les industries, son côté playboy, sa vie sociale : Wayne est un pantin, un fantôme, un être transparent, il n’est que le costume de chair qu’utilise le Batman lorsqu’il n’est pas en mission. Il est un prétexte, presque un poids mort. D’où vient sa fortune ? Peu importe. Ces aspects qui décrédibilisent un peu Bruce Wayne en le privant d’une assise, Burton semblera vouloir les corriger plus tard, dans le second épisode où le milliardaire s’affiche comme tel, acteur sur lequel le tout Gotham doit compter, se rapprochant de ce côté dandy virtuel que Christian Bale, dans le film de Nolan, affectera d’une toute autre manière.
Mais, outre une maîtrise étonnante de la caméra, presque vivante dans les décors tortueux de la ville (avec cette propension à s’incliner en opérant des cadrages penchés – des dutch angles - chaque fois qu’il y a à l’écran une scène impliquant le Batman, et ces longs travellings élégants sur les tables – de casino ou chez Grissom), ce qui étonne chez Burton, c’est l’humour. Sans avoir ce caractère lourdingue et fastidieux qu’on retient principalement de la série TV haute en couleurs, il y a une légèreté de ton qui, avec le temps, enrichit le propos. On pourrait prendre cela pour une forme de complaisance, ou sa façon à lui de dire combien il n’était pas amateur de comics (c’est avéré), mais le film dégage une fraîcheur qui lui permet de traverser les âges : on y tue en riant ou en déclamant des vers, on y détruit en dansant. Les morts se comptent par dizaines et les jeux de mots fusent : seul le Batman persiste à s’engager dans le jeu nocturne avec sérieux et application, laissant ces forfanteries déplacées à son double – mais lui-même n’est pas avare de répliques à double-sens. Noirceur et humour, ombre et lumière : Burton place son film sous le signe du contraste, parfois même entre le son et l’image (Jack tue Grissom sur une musique de fête foraine) mais aussi sous celui du double, du reflet (un majestueux travelling arrière vient ponctuer un enchaînement de raccords sur deux miroirs et un écran par lequel Batman observe Jack se regardant).
Un film entier, structuré et cohérent, fondé sur un univers fascinant. Avec le temps, le jeu de Nicholson est aussi admirable qu’insupportable, créant un déséquilibre qui nuit un peu à la lecture. Il n’empêche que ses ombres qu’on voit se débattre pour exister semblent à présent bien plus denses que les personnages qu’on verra évoluer par la suite. Il résulte d’une adéquation intéressante entre un véritable créateur et une œuvre protéiforme qui est devenue une des mythologies les plus prégnantes du XXe siècle. Il fallait tout de même oser se frotter au Batman. L’audace a fini par payer.