Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Synopsis : L'avocat Paul Biegler reçoit un coup de téléphone de Laura Manion lui demandant d'assurer la défense de son mari. Le lieutenant Frederik Manion a tué un propriétaire de bar qui avait violé sa femme. Biegler accepte de le défendre. Le procès commence et la vérité a du mal à émerger, d'ailleurs les avocats et les juges, s'affrontant dans des batailles juridiques, en sont en réalité peu soucieux.
Même s’il n’a pas remporté le moindre Oscar ou Golden Globe (malgré la Coupe Volpi décernée à Venise pour la prestation de James Stewart), le chef-d’œuvre d’Otto Preminger a laissé suffisamment de trace dans l’inconscient des cinéphiles pour exister dans toute vidéothèque qui se respecte et se retrouver dans la liste des films conservés par le National Film Preservation Board en 2012, avant d’intégrer le Hall of Fame de l’Online Film & Television Association. C’est que ce (très) long métrage est devenu avec le temps un archétype, le modèle incontestable des films de procès, une référence allègrement citée à l’écran, de JFK à l’Exorcisme d’Emily Rose, de the Good Wife à Better Call Saul.
Se saisissant d’une histoire vraie racontée par son l’avocat qui avait à l’époque défendu l’affaire (le roman était devenu immédiatement un best-seller), Preminger va y appliquer sa méthodologie et son sens de la narration filmique en procédant par longs plans d’une fluidité impressionnante, en usant de la profondeur de champ que lui permettaient ses objectifs et en prenant son temps pour poser les jalons d’un récit somme toute très simple : Paul Biegler, un procureur naguère fameux mais quasiment à la retraite se voit proposer un petit défi, celui de défendre un meurtrier avéré, un lieutenant multi-décoré coupable d’avoir assassiné un barman qui aurait violé sa femme. Là où aucun juriste sensé n’aurait accepté le job, il finit par se saisir de l’affaire sur le seul point, quoique ténu, qui permettrait éventuellement d’obtenir gain de cause : il lui faut persuader le jury que le Lieutenant Manion a été saisi d’une « impulsion subite », d’un coup de folie l’ayant empêché, sur le coup, de pouvoir juger des conséquences de ses actes. Une ligne de défense ardue, fort risquée, qui lui vaut d’abord l’incompréhension de ses anciens partenaires, désormais rivaux. Mais Biegler sait que ce ne sera pas la vérité qui l’emportera cette fois, mais bien la perception qu’auront les jurés d’un cas moins évident qu’il n’en a l’air.
Dès lors, on comprend que l’objectif de Maître Biegler sera de parvenir à faire passer son message, à convaincre le jury – et pour cela, il lui faut d’abord établir les preuves du viol, ce qui n’est pas une mince affaire car Laura Manion, fille peu farouche, ouvertement séduisante, ne bénéficie guère de circonstances favorables : ses propos équivoques, ses tenues provocantes plaident contre elle. Paul lui-même doit prendre sur lui pour se maîtriser devant les œillades et suggestions de la belle Laura, mais il se servira de sa logique, d’une bonne faculté d’observation et de ses connaissances aiguës de la psychologie des hommes pour extirper les éléments qui lui seront nécessaires afin d’étayer sa thèse fragile.
Autopsie d’un meurtre est ainsi le prototype du film de procès, avec une large place laissée aux manœuvres et aux joutes verbales dans la cour où chacun procède par effets de manche, révélations sensationnelles destinées à laisser une trace chez les jurés ; les avocats s’interpellent et franchissent régulièrement les limites du protocole, tout en demeurant respectueux les uns envers les autres. L’affable juge (acteur ancien juriste, jamais avare d’un bon mot) se pose en arbitre aussi impartial que taquin, pointant les excès de ces envolées et ces colères théâtrales et montrant à quel point il n’est pas dupe des stratégies employées. Le ministère public comme la défense auront droit à leurs réprimandes bien méritées, mais chacun sait que chaque fois, cela aura un impact sur la psyché des jurés – le tout est de se montrer le plus impressionnant, le plus convaincant dans ses diatribes.
Étonnamment, le film fera l’impasse sur les plaidoiries, qui sont pourtant généralement les pièces maîtresses, voire les points d’orgue des procès filmés, offrant aux comédiens un terrain à la mesure de leur talent oratoire. On aurait pu s’attendre à un tel numéro de la part d’un acteur si à l’aise sur ce terrain (on pense à Mr. Smith au Sénat). Il n’en est rien, mais James Stewart fait merveille dans la peau de cet ancien procureur haranguant la Cour chaque fois que ses adversaires s’écartent de la procédure. Sa bonhomie intrinsèque s’efface magiquement et il affiche avec métier ses dénégations, ses colères, ses frustrations mais aussi son empathie dans un rôle taillé pour lui. Face à la morgue froide de Ben Gazzara (très bon dans la peau d’un accusé pour lequel on n’éprouve aucune sympathie) et à l’ironie mordante d’un excellent George C. Scott, il fait merveille, mais c’est surtout ses maladresses touchantes face à Lee Remick (parfaitement en place, sorte de bimbo avant l’heure) qui rayonnent.
L’autre intérêt du film réside dans ce qui causa une sorte de scandale à sa sortie et qui lui confèrent un caractère presque actuel, renforçant son importance : l’usage de certains termes, rendus nécessaires pour une meilleure compréhension de l’affaire, a choqué les spectateurs de l’époque. Ainsi, les échanges verbaux autour de la disparition voir de l’existence même d’un sous-vêtement féminin (panties) n’étaient pas, à l’aube des années 60, du goût de tout le monde. Et entendre un homme traiter une femme de bitch en pleine Cour de Justice a carrément heurté l’opinion. Toutefois, c’est aussi la condition même de cette femme qualifiée trop rapidement, trop aisément, de « légère » qui mérite l’attention : parce qu’elle porte des tenues ajustées, qu’elle sourit aux hommes, qu’elle n’hésite pas à venir seule au bar lorsque son mari dort et qu’elle tortille des hanches lorsqu’elle joue au flipper, elle est automatiquement soupçonnée d’adultère, montrée du doigt et vouée à la vindicte populaire. La séquence surréaliste où le procureur demande qu’elle ôte son chapeau, révélant ainsi sa belle chevelure blonde, est un régal sur ce plan : l’effet que cela procure sur l’assistance est tel qu’on pourrait croire qu’elle soulève sa jupe sans porter de culotte. Et comme se plaît à le souligner son avocat : oui, Mme Manion est belle et séduisante, mais cela doit-il la condamner d’avance ? Est-ce de sa faute si elle plaît aux hommes ? Et, du coup, ne faut-il pas la croire lorsqu’elle affirme avoir été violée ? C’est là l’un des nombreux enjeux de ce procès, qui fait voler en éclat les idéaux de Justice et de Vérité face aux préjugés.
Un très grand film, d’une rare élégance, un peu long pour qui a grandi après les années 80 (le rythme languissant, les longues séquences, les fondus au noir, le générique formidable de Saul Bass et la musique de Duke Ellington peuvent ne pas être autant appréciés aujourd’hui) mais à voir au moins une fois.
Le Blu-Ray Carlotta marque une belle restauration, avec un piqué superbe et un très beau contraste (une séquence dans la petite maison de Paul semble surexposée), et la partition musicale perd son côté grinçant tout en laissant la place nécessaire aux voix.
Titre original |
Anatomy of a murder |
Date de sortie en salles |
14 octobre 1959 avec Park Circus |
Date de sortie en vidéo |
6 août 2014 avec Carlotta Films |
Date de sortie en VOD |
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Réalisation |
Otto Preminger |
Distribution |
James Stewart, Lee Remick, Ben Gazzara & Walter C. Scott |
Scénario |
Wendell Mayes d’après le roman de John D. Voelker |
Photographie |
Sam Leavitt |
Musique |
Duke Ellington |
Support & durée |
Blu-ray Carlotta (2019) en 1.85 :1 / 161 min |