Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Incontestablement, Justin Benson & Aaron Moorhead sont des cinéastes à suivre, de ceux qui vont au bout de leur projet quand bien même ils ne bénéficieraient pas de tous les moyens financiers nécessaires à leur concrétisation, faisant du film indépendant américain un objectif en soi, un état d'esprit singulier sublimant leur créativité. Remarqués au travers des festivals avec leur long-métrage Resolution, ils ont su se rappeler au bon souvenir des cinéphiles exigeants avec V/H/S Viral ; des films prometteurs, radicaux qui n’ont pourtant pas encore trouvé de distributeur en France. Loin d’être limités par la faiblesse de leurs budgets, ces deux garçons usent astucieusement de ficelles éprouvées afin de parvenir à concrétiser leurs fantasmes sur l’écran. Ainsi n’hésitent-ils pas, lorsqu’il le faut, à faire également partie du casting, comme c’est le cas ici.
The Endless n’est donc pas la meilleure manière d’entrer dans l’univers sans aucun doute fascinant de ces grands amateurs de fantastique contemporain qui citent Lovecraft comme le feraient des rôlistes au sortir d’une éprouvante session de Call of Cthulhu. Toutefois, s’ils se permettent quelques autocitations malicieuses (comme le fait de reprendre la trame de Resolution et de l’intégrer totalement à l’intérieur du scénario, un peu comme s’ils avaient décidé de repousser les frontières de leur univers fictif), ils soignent intelligemment la mise en place de leur film, s’attardant sur ces petits riens qui peuplent la vie de tous les jours, la rythment et la définissent. Histoire de préparer le spectateur en étant aux petits soins avec lui, sans le brusquer, sans l’abrutir, tout en semant çà et là quelques infimes traces de ce qui pourrait, ou pas, constituer un indice dans l’intrigue dont on ne fait que deviner l’ombre du filigrane…
Ca commence par une cassette qu’un jeune homme reçoit. On y voit une accorte jeune femme lui rappeler ce qu’il aurait vécu naguère, ces moments joyeux dans un groupe soudé. Aaron accuse le coup. Son frère Justin (ben oui, tant qu’à faire, pourquoi changer les prénoms ?) le secoue, genre : non mon vieux, te laisse pas avoir encore une fois, rappelle-toi ce à quoi on a échappé. Et de nous faire comprendre que ce groupe de joyeux drilles dans lequel ils étaient jadis embrigadés n’était rien d’autre qu’une secte se préparant à une « illumination » collective, que Justin estimait n’être rien moins qu’un suicide collectif. OK. L’argument porte, mais pas suffisamment. C’est qu’Aaron est malheureux, qu’il se plaint d’une vie de merde et qu’au moins, avec les copains du Camp Arcadia, tout était tellement plus souriant. Impossible de lui faire comprendre combien il avait été conditionné dans ce culte. Alors le grand frère tente une stratégie biaisée : « Ecoute mon gars, et si on allait y faire un tour, juste un jour, histoire que tu te rendes compte avec tes yeux d’adulte de ce à quoi tu as échappé ? » Aaron est tout jouasse. « Mais juste un jour, hein ? »
Vous devinez la suite.
Le duo procède par petites touches, presque surréalistes. Au contraire des films d’horreur contemporains qui misent sur les jump scares et les effets grandiloquents, nos co-réalisateurs insèrent progressivement quelques éléments subtilement en rupture avec le réel : des phrases équivoques, un sentiment de déjà vu, un personnage que l’on croise furtivement… De quoi nous glisser quelques soupçons dans ce qui, comme l’affirme péremptoirement Aaron, devait être le paradis. Car les deux rescapés de la secte retrouvent tous ceux qu’ils avaient quittés une nuit… et qui continuent de mener la même vie qu’auparavant, rythmée par les parties de pêche et les feux de camp et une forme d’insouciance bohême qui bouleverse Aaron, lequel insiste pour demeurer encore au moins une nuit. Mais là où le benjamin ne voit que bonheur simple et absence de contraintes, l’esprit aguerri de Justin le pousse à douter de tout, refusant les mains tendues, posant des questions embarrassantes. Là où le petit frère semble se ressourcer, il ne trouve qu’une atmosphère délétère, des secrets celés, des non-dits nauséeux. Et puis il y a cette femme qui n’est pas comme les autres, venue à la recherche d’un mari disparu. Et cet homme qui disparaît au détour d’un chemin. Sa quête de vérité agace les sectataires mais il n’en a cure car il pense à se préserver tout en préservant son frère qu’il sent lui glisser entre les doigts. Quelque chose se prépare, quelque chose qu’il avait « senti » auparavant, et il ne veut pas se trouver là lorsque cela arrivera. Quoi que ce soit…
A partir de ce moment, alors que nous n’en sommes qu’au premier tiers, le récit glisse irrésistiblement vers un autre genre, dérape de la dark fantasy à la science-fiction, passe de l’Antre de la folie à Donnie Darko. Un tour de force qui s’avèrera être aussi une des faiblesses du métrage : en ouvrant le champ des possibles, le script perd de sa force intuitive, de son pouvoir de persuasion et demande au spectateur d’endosser un autre rôle. La suite, que nous tairons afin de préserver de réelles surprises, délaisse la sombre humanité un peu « fin de siècle » du début pour une course contre la montre à visée apocalyptique qui engendre davantage de distance vis-à-vis du duo de personnages ambivalents, le frère crédule et le frère sceptique. Leurs pérégrinations, et les révélations qui les rapprocheront de la vérité avant-dernière, raviront les amateurs d’un autre cinéma, d’une autre littérature, mais nuiront un peu à l’intégrité de l’ensemble du film tout en ménageant quelques moments presque terrifiants et d’autres particulièrement impressionnants. On ne peut que s’ébaubir devant le tour de force qu’a dû représenter le tournage de certaines séquences au budget cinquante fois moindre que celui des superproductions actuelles. On sera évidemment un peu moins convaincu par l’interprétation, très artificielle, mais qui a le mérite paradoxal d’entretenir une forme de paranoïa bienvenue.
The Endless, tout en y ressemblant, est loin de l’esbroufe à laquelle s’adonnent bon nombre
de jeunes réalisateurs de genre. Il permet à Benson et Moorhead de construire une filmographie plus qu’intrigante qui sait mettre en lumière les noirceurs de notre monde, ces failles qui ouvrent sur des altérités dérangeantes. Ils ont su émerveiller nombre de spectateurs chanceux du Paris International Fantastic Film Festival ou du Festival de Strasbourg, vous aurez la possibilité de vous faire une idée grâce à l’édition chez Koba Films (DVD et Blu-ray depuis le 24 avril 2019).
Titre original |
The Endless |
Date de sortie en salles (Festival) |
6 décembre 2017 |
Date de sortie en VOD |
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Date de sortie en vidéo |
24 avril 2019 avec Koba Films |
Photographie |
Aaron Moorhead |
Musique |
Jimmy LaValle |
Support & durée |
Blu-ray Koba Films (2019) en 2.35:1 / 116 min |