Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Sur la lancée de l’année précédente, 2019 semble avoir démarré sous les meilleurs auspices, tant sur le plan du cinéma historique que sur celui, plus délicat, de la condition féminine à l’écran. Les projets abondent avec un caractère nettement moins artificiel et opportuniste et proposent parfois une vraie expérience de cinéma. Si l’agréable Marie Stuart, reine d’Ecosse mettait surtout en avant un duo féminin exceptionnel, la Favorite le surclasse dans sa manière d’exposer un fait historique tout en puisant allègrement dans toute la grammaire et la syntaxe du VIIe Art, permettant ainsi au profane de découvrir un cinéaste d’exception tout en profitant du talent incontestable de trois formidables comédiennes.
Les deux films ont d’ailleurs, sans le vouloir, un authentique lien de parenté de facto puisque la reine Anne Stuart est l’arrière-arrière-petite-fille de Marie Ière d’Ecosse. Femme de santé fragile, tant physique que mentale, elle est arrivée au pouvoir sans trop l’espérer, sa belle-sœur étant décédée sans héritier ; c’est grâce à la volonté prophétique de son oncle Charles II, qui exigea qu’elle fut élevée dans la foi anglicane (alors que son propre père était catholique), qu’elle put ainsi monter sur le trône réunifié et devenir reine d’Angleterre et d’Ecosse, en une époque fortement troublée par la Guerre de Succession d’Espagne. Nous sommes au début du XVIIIe siècle et la Grande-Bretagne s’enlise dans un conflit sanglant contre ses meilleurs ennemis, les Français. Entre deux crises de goutte qui la font souffrir et parfois délirer, Anne donne régulièrement, quoique à mi-voix, son accord aux propositions de lois soutenues par les Tories qui représentent la vieille noblesse mais commence à favoriser progressivement le parti opposé, celui des Whigs, qui souhaitent prolonger la guerre sur le continent (malgré le considérable effort financier que cela implique et l’impact qu’il engendre sur le peuple écrasé d’impôts). Malgré quelques sursauts de conscience, elle suit en cela les indications de sa protégée, Lady Sarah Churchill, femme du duc de Marlborough devenu un héros national suite à sa victoire à Höchstädt. Sarah, la bonne amie de la reine Anne depuis fort longtemps, jouit d’une situation plus que privilégiée à la Cour : femme de caractère, indépendante et sûre d’elle, elle manipule à sa guise les sentiments de la monarque et profite de ses caprices, recevant par exemple en cadeau un splendide château, le palais de Blenheim, celui-là même où devait naître, des décennies plus tard, Winston Churchill, l’un de ses descendants célèbres (l’autre étant Diana Spencer).
Au début du métrage, Lady Sarah est véritablement la femme de l’ombre, celle avec laquelle il faut traiter, la réelle tenante des décisions politiques et économiques. Malgré sa position outrageusement favorisée par ses relations intimes avec la reine, elle ne suscite guère plus que quelques rares réactions hostiles d’une Cour exclusivement masculine où se bousculent les prétendants aux postes les plus en vue du Gouvernement. L’ambiance est paradoxalement débridée, les intrigues de palais rythmant une vie ponctuée d’orgies et de fêtes bien arrosées, afin sans doute de tromper l’ennui et d’oublier la situation catastrophique du royaume qui croule sous les dettes et craint une menace d’invasion de l’Ecosse par les troupes de Jacques François Stuart, demi-frère de la reine, qui tente, avec l’appui des Français, de s’y faire reconnaître roi. Anne, quant à elle, se morfond dans sa douleur persistante qui fait écho à celle, plus pernicieuse, de la perte de ses enfants (aucun de ses dix-sept accouchements n’a engendré un bébé longtemps viable). C’est à ce moment que débarque Abigail Masham, qui vient quémander un poste auprès de Sarah à qui elle est vaguement apparentée : ruinée par son époux, elle a perdu son titre de noblesse et mise tout sur les vestiges de relations anciennes. Bien qu’offusquée par la tenue négligée (et l’odeur nauséabonde !) de cette jeune femme, Lady Churchill consent à lui pourvoir un emploi aux cuisines… sans se douter qu’elle venait d’introduire la louve dans la bergerie royale.
La force de caractère, l’intuition aiguë et l’ambition d’Abigail lui feront gravir une à une les marches la rapprochant du pouvoir, et, par ainsi, de la possibilité de retrouver un titre et un honneur perdus. D’abord faussement soumise mais à l’écoute de chaque rumeur de couloir, Abigail va se poser en rivale numéro 1 de la pourtant indéboulonnable Lady Churchill, dans une relation à trois ambiguë et pernicieuse.
Tourné en décors et lumières réels, la Favorite met en scène un magnifique trio d’actrices, très complémentaires. Olivia Colman y brille de mille feux, soulignant son exceptionnel naturel (déjà tellement visible dans la série Broadchurch) par une ardeur et une profondeur de jeu insoupçonnées : elle campe une reine bien moins passive et amoindrie qu’elle ne le laisse penser, plus lasse qu’impuissante, qui s’amuse comme une folle de la jalousie grandissante de sa favorite et amie à l’encontre de sa nouvelle femme de compagnie. Cette dernière est interprétée par une Emma Stone toujours aussi fraîche et pimpante mais insensiblement plus subtile, dissimulant habilement un véritable machiavélisme sous ses dehors angéliques. En face, dans la peau d’une redoutable et impressionnante Lady Sarah Churchill, Rachel Weisz retrouve un peu de ce magnétisme qui rayonnait d’elle dans des rôles comme celui d’Isabelle dans the Fountain, mais sous des dehors froids et pragmatiques qu’elle maîtrise parfaitement. Leur jeu délicieusement pervers de la chatte et de la souris éclipse forcément la présence du casting masculin, Nicholas Hoult parvenant à grand peine à exister là où le piquant Mark Gatiss tire tout de même son épingle du jeu.
Je souhaitais placer les femmes au centre d’un conglomérat d’hommes qui ignorent comment gérer les affaires sérieuses. Les hommes ont beau les dépasser en nombre, ils ne les dépassent pas en esprit.
Toutefois, si l’interprétation est à ce point remarquable (et remarquée, l’Oscar et le Golden
Globe étant amplement mérités pour Colman), elle a eu besoin d’une non moins remarquable mise en scène. Yorgos Lanthimos délivre en effet un film impressionnant par ses partis-pris esthétiques et techniques, jouant malicieusement de panoramiques rapides dans les scènes intimes et les entrées de champ et usant avec un certain aplomb d’objectifs très grand angle, type fisheye, qui déforment la perspective sur les bords, offrant un spectacle particulièrement singulier, parfois déroutant, à la composition ludique sachant capter l’attention. Les travellings avant et arrière se multiplient et alternent avec des cadrages très serrés mettant en évidence l’irrégularité du grain de peau de ces courtisans trop fardés pour être honnête, desquels se démarquent des femmes plus naturellement maquillées, aux mèches rebelles et aux lèvres expressives. Une réalisation presque frivole qui épouse les frasques d’une Cour qui se replie sur elle-même et sait jouer des relations silencieuses, celles qui se nouent dans la pénombre complice d’un corridor obscur, dans la tiédeur solennelle d’une somptueuse bibliothèque, dans la soyeuse harmonie des draps de lits royaux.
La Favorite est en cela une œuvre plus qu’intéressante, qui sait faire fi des conventions, respectueuse de l’époque tout en multipliant les clins d’œil anachroniques, débordante de vitalité et de loufoquerie, touchante autant qu’outrageuse, aussi subtile que provocatrice, dépravée et sensuelle à la fois. A voir absolument.
Titre original |
The Favourite |
Date de sortie en salles |
6 février 2019 avec 20th Century Fox |
Date de sortie en vidéo |
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Photographie |
Robbie Ryan |
Musique |
Johnnie Burn |
Support & durée |
35 mm en 1.85 :1 / 120 min |