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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

Second film en tant que réalisateur de Takeshi Kitano, Jugatsu, connu à l’international sous le titre Boiling Point, permet de voir de quoi est capable le talentueux touche-à-tout lorsqu’on lui lâche la bride. En effet, fort du succès de Violent Cop, Kitano a pu librement écrire ce métrage en y insérant tous ses thèmes de prédilection tout en y développant son art naissant de metteur en scène. Pour peu qu’on ne soit pas du tout habitué aux fulgurances du cinéaste, ou qu’on n’ait vu de lui qu’un ou deux films «  de gangsters/yakuzas », il y a de quoi être décontenancé, désarçonné même, tant par la manière dont se déroule l’histoire que par le caractère des personnages principaux.

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

Tout se passe comme si le réalisateur-comédien avait voulu déconstruire son cinéma, flinguer son image et prendre ses nouveaux fans à rebrousse-poil. D’abord, il se permet le luxe de n’apparaître qu’après la moitié du film (à la 48e minute exactement), interprétant évidemment un yakuza sociopathe pour lequel on aura bien du mal à éprouver la moindre sympathie. Ensuite, son personnage principal est un bras cassé de la vie, jeune homme indolent, maladroit, mou du genou, complètement nul au base-ball et pas très doué dans son petit boulot de pompiste. En dépit de (ou à cause ?) ces faiblesses, Masaki parvient à séduire une ravissante jeune femme qu’il emmène faire des tours à moto. Enfin, le film ne comporte pas la moindre piste musicale, en dehors d’un morceau de karaoké pathétiquement interprété par le copain de Masaki. Quant à ceux qui rongeront leur frein en espérant un finale digne de Violent Cop, des pluies de balles et une violence physique ultra-graphique, ils en seront pour leurs frais.

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

Jugatsu, néanmoins, est loin d’être un film contemplatif. Il se permet le luxe d’être même extrêmement brutal mais toujours là où on ne l’attend pas. Kitano y insère des instants de pure poésie sans jamais toutefois les souligner, comme autant de moments suspendus, ne cultivant leur importance que dans leur apparente insignifiance. S’amusant comme un petit fou aux manettes, le réalisateur fantasque livre une partition désordonnée, souvent paradoxale, faisant se succéder toute une série de plans au cadrage travaillé, parfois surprenant (les plans de grue sur la moto, le panoramique dans le bar-karaoké), avec des séquences longues et fluides dilatant le présent sur des futilités silencieuses. Masaki étant quasiment mutique (on n’entend pas le son de sa voix avant un bon moment, alors qu’il occupe l’essentiel du début du film), on a la vive impression d’un cinéma étrange, apathique et déroutant. Et surtout, on se demande longtemps ce que raconte le métrage.

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

Car le film ne démarre véritablement, une fois présenté le personnage principal (Masaki, donc, piètre joueur de base-ball dans une équipe sponsorisée par un ancien yakuza, Iguchi), qu’après une lamentable altercation à la station-essence : un client se plaint, à raison d’ailleurs, de l’inanité du travail de notre pauvre gars et menace de revenir avec ses copains yakuzas, réclamer une juste rétribution. Les collègues de Masaki ont beau s’empresser docilement de demander pardon, le bonhomme s’enflamme, jusqu’à ce que, sans qu’on s’y attende, Masaki sorte de son indolence et lui afflige une ébauche de coup de poing. C’en est trop pour l’offensé, et les pompistes de se retrouver confrontés à un chef gangster. Masaki va alors demander de l’aide à Iguchi, espérant que ses anciens contacts avec la pègre permettront de régler ce différend. Mais Iguchi est un sanguin, il se fait tabasser et la situation s’envenime. Seule solution trouvée par nos minables héros : aller à Okinawa pour tenter d’obtenir une arme afin de faire front. C’est dans l’île qu’ils feront connaissance avec Uehara, un yakuza déchu qui doit des millions à sa hiérarchie et rumine sa vengeance…

[critique] Jugatsu de Takeshi Kitano

Les situations s’enchaînent dans une logique qui nous échappe, alternant avec des petits drames ubuesques qui réussissent, on en sait comment à nous arracher quelques rires. Car le film est souvent drôle, mais doté d’un humour sauvage, souvent cruel, fondé sur les chicanes entre groupes humains ridicules : l’équipe de base-ball est médiocre, les pompistes incapables, les yakuzas pathétiques. Dans ce monde où l’intelligence semble avoir dépéri, bienheureux les pauvres d’esprit. Le ton est donc acide, mais sans vitupérer : Kitano préfère user de la langueur qu’il affectionne (on retrouve le fameux plan d’introduction de son personnage dans Violent Cop) et nous asséner quelques séquences déjantées, violentes ou décalées, avec un aplomb frisant le surréalisme. Quelque part sous ces dehors déroutants point une forme de poésie qu’il contribuera à illustrer plus tard, mais qui cède le pas ici à une morgue rageuse et désenchantée, comme l’aveu d’impuissance d’un pays qu’il n’admire plus.

 

Au final, on ne sait si on doit rire ou pleurer, d’autant qu’il est difficile de savoir s’il a voulu,

par son plan ultime, boucler une sorte de boucle existentielle ou s’en sortir par une pirouette onirique. Libre de contraintes, Kitano ne nous a pas ébloui, mais montré à sa façon tout ce qu’il est capable de faire. Cet OFNI absurde et redoutable, qui s’avère être son chouchou, se regarde comme une parenthèse désabusée entre Sonatine et Kikujiro, qui n’étaient pas encore tournés à l’époque.

En blu-ray depuis le 21 novembre 2018 chez Wild Side, sans piste VF mais avec des sous-titres.

Titre original

3-4 x Jûgatsu

Date de sortie en salles

14 avril 1999 avec Swift Distribution

Date de sortie en vidéo

21 novembre 2019 avec Wild Side

Photographie

Katsumi Yanagijima

Musique

 

Support & durée

DVD Wild Side (2018) zone 2 en 1.85 :1 / 96 min

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