Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Pour des générations de cinéphiles, la Corde d’Alfred Hitchcock a représenté une sorte d’accomplissement, un absolu né d’un défi à la fois technique et artistique cherchant à représenter le réel dans sa continuité tout en maintenant la volonté de dramatiser le récit. On le présente – à tort, en fait – comme le premier plan-séquence total au cinéma, une gageure qui attira le public et les critiques et continue à faire rêver.
De l’eau a coulé sous les ponts et des œuvres comme Birdman ont fait resurgir la complexité de ce challenge, pourtant l’aura de la Corde reste étonnamment brillante dans les cercles des amoureux du cinéma. J’ai eu l’occasion de le visionner pour la troisième fois, mais la première en blu-ray. Et j’avoue en être revenu.
Tout d’abord, lorsque l’on commence à connaître l’art hitchcockien de la narration, on ne peut que s’étonner de cette volonté de supprimer quasiment toute possibilité de montage, de compression et de dilatation du temps subjectif. A la fin des années 40, Hitchcock était maître de son art et se voyait enfin capable de se libérer des contraintes imposées par les grands studios : la Cinquième Colonne et l’Ombre d’un doute lui avaient enfin valu la reconnaissance du public américain et les Enchaînés l’avait propulsé au sommet. Il pouvait voler de ses propres ailes, choisir ses scripts et ses comédiens. Montant sa propre maison de production, il jette son dévolu sur cette pièce tirée d’un fait divers (deux étudiants assassinent un troisième pour la simple beauté du geste) et décide d’en tourner une adaptation en couleurs : premier défi. Vient alors le moment de déterminer comment placer correctement à l’écran cette unité de lieu et de temps. Voici ce qu’il répond à Truffaut lors de leur célèbre entretien :
Comment est-ce que je peux techniquement filmer dans une démarche similaire ? La réponse, c'était évidemment que la technique du film serait également continue et que l'on ne ferait aucune interruption à l'intérieur d'une histoire qui commence à 19h30 et se termine à 21h15. Alors j'ai conçu cette idée un peu folle de tourner un film qui ne constituerait qu'un seul plan.
Il prend ceci comme un challenge avant tout, peut-être (comme le suggère Paul Duncan, un de ses biographes) une manière de se renouveler après 36 films dans lesquels il ne s’est jamais véritablement reposé sur ses lauriers. Il reconnaitra a posteriori qu’il s’agissait d’une erreur sur le plan artistique puisque cela le contraignait à abandonner partiellement sa propre technique narrative, supprimant les inserts signifiants tout en cherchant à compenser par des mouvements de caméra millimétrés sa recherche perpétuelle de la juxtaposition d’échelles de plans. Pourtant, il est plutôt satisfait de la prouesse accomplie par son équipe, les acteurs devant savoir leur texte, mais également leurs déplacements, par cœur dans un studio dont les décors s’escamotaient dans les airs ou sur des roulettes, leur interdisant la moindre erreur sur une des onze séquences de huit minutes pendant lesquelles la caméra ne s’interrompait pas (il était à l’époque impossible de tourner plus longtemps du fait qu’il fallait changer la bobine régulièrement), obligeant à des raccords parfois un peu grossiers sur un dos ou un meuble. Cette fierté n’empêche pas le Maître du suspense d’en parler comme d’un « truc un peu idiot », d’autant que le spectateur avisé s’apercevra tout de même de trois coupures à visées dramatiques (trois moments importants qui contribuent à augmenter l’intensité) : exit donc le plan-séquence total, mais la performance reste exceptionnelle. D’autant que les comédiens s’en donnent à cœur joie, et on a le plaisir ineffable de découvrir James Stewart dans sa première collaboration avec Hitchcock (il n’était pourtant pas pressenti), se glissant à merveille dans la peau de ce professeur séduisant aux idées singulières, expliquant ainsi avec un flegme délicieux que le meurtre pouvait résoudre bien des problèmes dans la société. D’ailleurs, le propos du film s’avère extrêmement sombre, glauque même, avec ces deux jeunes hommes qui en suppriment un troisième uniquement parce qu’ils estiment en avoir le droit, étant intellectuellement supérieurs au reste de la société. Le fait que n’importe quel spectateur attentif décèlera dans leur relation une homosexualité plus ou moins patente (qui explique en outre plusieurs réactions extrêmes de la part du garçon le plus troublé) en rajoute encore à ce fond trouble qui assombrit l’histoire et contribuent à faire de la Corde un des films les plus sordides du réalisateur. Ce dernier s’avère en outre très satisfait de son passage au Technicolor (même si on sait qu’il reviendra au noir et blanc de manière régulière) expliquant que cela simplifiait souvent le travail de l’éclairagiste qui n’avait plus besoin de faire se détacher un sujet.
En revanche, si on passe outre la prouesse filmique et l’implication des comédiens, on s’aperçoit que le métrage a tendance à s’enliser quelque peu dans des dialogues mondains, noyant le suspense dans une attente régulièrement frustrée. On est parfois à la limite de l’ennui tout en admirant le jeu précieux des protagonistes et les nombreux artifices liés au procédé effacent – ou du moins atténuent - l’impact qu’auraient pu avoir certains champs-contre-champs et inserts signifiants. L’artifice du coup se retrouve également dans certains échanges qui ne semblent là que pour renforcer l’ambiance et on a parfois l’étrange sensation d’assister à du théâtre filmé, mais avec soin. Ainsi, il faut qu’on nous montre deux fois la corde dépasser du coffre (où gît le malheureux étranglé dès l’entame du film) alors qu’un habile insert aurait suffi.
Néanmoins l’humour très noir éclaire paradoxalement certaines situations, comme les échanges de mondanités autour du buffet dînatoire, et on se retrouve surpris de la personnalité du professeur Rupert Cadell / James Stewart, d’un cynisme absolu teinté de misogynie et de suffisance qu’il dissimule magnifiquement par son élégance oratoire et un certain maniérisme. Dès qu’il apparaît, une bascule significative s’opère, la caméra paraissant étrangement attirée par son visage où point le vestige d’un sombre secret : le point focal du métrage, son centre de gravité glisse ainsi doucement du couple Brandon et Phillip vers leur ancien mentor, lequel ne sera d’abord pas dupe des bizarreries émaillant la fête mais surtout devra prendre sur lui pour tenter de rendre la Justice face à deux individus ayant mis ses propres théories en pratique. Incidemment, le récit évoque la responsabilité du maître, quand bien même il n’ait pas lui-même commis le crime, et on aura alors l’occasion de voir Stewart s’enflammer comme rarement à l’écran, écoeuré, outré par l’insoutenable arrogance de Brandon. C’est tout le paradoxe de l’acteur, Stewart parvenant in extremis à rendre sympathique un individu aux théories contestables et à l’attitude équivoque. Quant aux deux criminels en herbe, leurs défauts sont suffisamment soulignés pour qu’on n’ait pas une seule fois d’estime pour eux, même si Phillip affiche dès le début un air tourmenté par un remords qui ira croissant jusqu’à l’aveu ultime.
Une expérience à tenter, à déguster patiemment et attentivement.
Titre original |
Rope |
Réalisateur |
Alfred Hitchcock |
Date de sortie en salles |
22 février 1950 avec le Théâtre du Temple |
Date de sortie en DVD |
6 mars 2001 avec Universal |
Scénario |
Arthur Laurents, Ben Hecht & Patrick Hamilton d’après sa pièce homonyme |
Distribution |
James Stewart, John Dall & Farley Granger |
Photographie |
William V. Skall & Joseph A. Valentine |
Musique |
David Buttholph |
Support & durée |
Blu-ray Universal (2012) édition Prestige region B en 1.37 :1 /83 min |
Synopsis : Deux étudiants en suppriment un troisième, pour la seule beauté du geste. Défi suprême, le meurtre précède de peu une soirée où ils reçoivent les parents de la victime et leur ancien professeur.