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Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.

[critique] le Sel de la Terre : terrassant

[critique] le Sel de la Terre : terrassant

 

Wim Wenders a toujours alterné, comme son compatriote Herzog d'ailleurs, entre documentaires et films de fiction. Sauf qu'à l'inverse d'un Herzog dont la production fictionnelle est régulière ces dernières années, le père Wenders lui semble désormais plus à l'aise dans le documentaire, genre qu'il explore avec un esprit ludique et inventif. Pour son dernier film, le simplement sublime Le Sel de la Terre, la 3D aventureuse de Pina laisse place à la photographie Noir et Blanc du grand Sebastião Ribeiro Salgado.

Je ne connaissais pas l'oeuvre de ce photographe avant de voir le film. Je n'avais vu que la bande annonce (très belle, mais aussi très soft), et vu que le film avait raflé (à très juste titre) le prix Un Certain Regard au dernier festival de Cannes. Déjà, c'est un film collectif. Il est co-réalisé par le fils du photographe, Juliano Ribeiro Salgado, et l'oeuvre photographique du père est si présente dans le film qu'il en est aussi un membre actif.

Malin, Wenders l'est : son documentaire débute par une époustouflante séquence qui revient sur la série de photos consacrée à une mine d'or au Brésil (on apprend plus tard que la série est issue du projet la Main de l'homme). Les clichés les plus ahurissants, d'une force et d'une beauté folles, s'enchaînent, commentés par les voix du photographe ou du cinéaste. Le premier explique les photos et leur contexte, le second raconte que c'est avec une photo de cette série qu'il a découvert le travail du photographe. Puis, Wenders balance une autre photo (un portrait d'une femme Touareg aveugle) d'une puissance émotionnelle sidérante, on voit Sebastião au Brésil raconter son enfance, et le film démarre, expliquant que les hommes (au centre de l'oeuvre de Salgado) sont "le sel de la Terre".

C'est simple, en quelques minutes, le film a réussi l'exploit de me faire pleurer, d'admiration et de stupéfaction, de me couper littéralement le souffle devant l'intensité, l'humanité qui se dégageait de ces quelques clichés.

La suite du film est plus chronologique, avec un dispositif simple et efficace : Salgado commente ses photos et on voit à l'écran tantôt les photos, tantôt le photographe les regardant, tantôt le photographe face caméra, devenant lui-même le sujet d'un portrait photographique en mouvement. Le NB est superbe et quelques séquences en couleurs, d'archives vidéo ou filmées "au présent", constituent des digressions dans l'oeuvre chronologique du photographe.

Avec malice, Wenders mêle les jeux de regard et d'objectif. Cinéaste, il filme un photographe se sachant filmé et photographiant son ami réalisateur. Une amusante séquence arctique nous montre les trois hommes chassant la photo animalière, on comprendra après pourquoi. Mais l'essentiel du film est constitué d'un regard d'ensemble sur la vie et l'oeuvre de l'homme. Et les deux sont chacune bouleversante à leur manière. La simplicité et l'humilité de l'artiste, autrefois économiste, exilé du Brésil en guerre civile, qui se découvre photographe humaniste et presque ethnographe. La joie et la douleur d'élever un fils trisomique dans les années 70 (clichés superbes, et les larmes ont coulé). Et surtout, l'immense portée de son travail de photographe.

Toutes les photos égrenées par ses différents projets sont superbes. "Autres Amériques" le voit retourner à son Brésil natal, explorer les Andes, remonter jusqu'aux Mexique où il croise la route des Tarahumaras qu'avait tant loués Antonin Artaud puis Raymonde Carasco. Un cliché en particulier me hante, le portrait très terreux d'un mexicain au regard pénétrant. Puis vient le Sahel, les famines, et la partie la plus difficile à regarder du film. Pratiquement insoutenables, les clichés d'hommes, de femmes et d'enfants fuyant la mort pour la trouver quand même sont déchirantes. Et la suite n'est pas moins terrible. Beauté plastique effarante du spectacle désolant des puits de pétroles enflammés par Saddam Hussein. Pompiers ou oiseaux couverts d'hydrocarbures. Ciel de feu et de plomb, chevaux rendus fous. On se croirait dans une gravure de Gustave Doré pour l'Enfer de Dante. Le film est irrespirable, suffocant, les images nous terrassent, l'émotion nous étreint. Afrique, génocide et exodes. Salgado assiste, impuissant, atterré, à l'absurde spectacle des mouvements de foule et des massacres au Rwanda et dans les pays voisins. On est en plein Conrad, au "cœur des ténèbres". En Europe il montre aussi le cas serbe dans toute sa complexité et sa folie. Un enfant nous regarde depuis une vitre fragmentée. En Afrique, les vautours guettent et les enfants meurent. Le choléra et la guerre font rage. Le photographe perd foi en l'humanité, presque la raison, il arrête la photo.

Si le film s'arrêtait là, sur ces quelques clichés inouïs qui retracent l'histoire moderne d'une humanité aux abois et barbare, je pense que le taux de suicide des spectateurs serait élevé. Seulement, après cette déferlante d'horreur et de consternation, le film nous fait suivre l'exacte trajectoire du photographe. Nous amener à toucher, comme lui, le fond, pour renaître et restaurer l'espoir. C'est le projet "Genesis", ce sont, dans le film, les séquences en couleur parmi deux tribus (en Papouasie Nouvelle Guinée et au cœur de l'Amazonie), ou au delà du cercle polaire. C'est par la nature que Salgado retrouve foi en l'homme et qu'il peut le photographier de nouveau, dans un Eden vierge et rassérénant où les femmes sont reines et polygames. Et les clichés, toujours superbes, apaisés, peignent une forêt tropicale renaissante, le spectacle sublime (au sens kantien) des glaces polaires, ou de la faune du monde entier.

La vision de ce film, comme celle du photographe, amène un constat amer et terrible, mais est grandement récompensée. On en sort épuisé, vidé, mais étonnamment apaisé. Grand film, grand cinéaste, grand photographe et grands hommes, tout simplement. Et pour ma part, le meilleur film de 2014, très probablement.  

 

 

 

Titre original

The Salt of the Earth

Réalisation 

Wim Wenders

Date de sortie

15 octobre 2014 avec le Pacte

Scénario 

David Rosier, Wim Wenders & Juliano Ribeiro Salgado

Distribution 

Sebastião Salgado, Wim Wenders & Juliano Ribeiro Salgado

Photographie

Sebastião Salgado, Wim Wenders & Juliano Ribeiro Salgado

Musique

Laurent Petitgand

Support & durée

35 mm en N&B / 110 min

 

 

Synopsis : Depuis quarante ans, le photographe Sebastião Salgado parcourt les continents sur les traces d’une humanité en pleine mutation. Alors qu’il a témoigné des événements majeurs qui ont marqué notre histoire récente : conflits internationaux, famine, exode… Il se lance à présent à la découverte de territoires vierges aux paysages grandioses, à la rencontre d’une faune et d’une flore sauvages dans un gigantesque projet photographique, hommage à la beauté de la planète. 
Sa vie et son travail nous sont révélés par les regards croisés de son fils, Juliano, qui l’a accompagné dans ses derniers périples et de Wim Wenders, lui-même photographe.

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