Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Le 19 novembre, certains cinémas vous proposeront la possibilité de voir le documentaire de Nora Philippe (son premier réalisé pour le cinéma) sur une agence de Pôle Emploi situé à Livry Gargan. Pendant 3 mois, à l'hiver 2013, son équipe a filmé comment une quarantaine d'agents font face aux attentes des instances dirigeantes ainsi qu'aux espoirs des masses laborieuses. Un petit monde en miniature, fondé sur un principe très fort mais servant la plupart du temps de tampon entre les pressions politiques et les doléances populaires.
Plus que jamais, depuis la fusion ANPE/ASSEDIC survenue quelques temps auparavant, Pôle Emploi est dans toutes les lignes de mire, sommé de faire du chiffre avec du rêve. Mais ce qui intéressait avant tout la créatrice du projet, c'était de plonger au coeur de ce système - cette entreprise de services dont les résultats servent les intérêts des décideurs ou, au contraire, plombent leurs bilans - et d'y voir à l'oeuvre les hommes au service d'autres hommes.
Et en l'occurrence, les femmes, nettement majoritaires dans cette agence, tant "au front" (à l'accueil, au guichet), qu'à la réception téléphonique ou dans les bureaux où se traitent les dossiers, ou encore carrément à la direction. La situation étant ce qu'elle est, accueillir un demandeur d'emploi n'est JAMAIS de tout repos, entre ceux qui ne comprennent pas le fonctionnement du service, ceux qui ne parlent pas la langue (il faut voir la séquence presque surréaliste de cet enfant qui traduit tant bien que mal les explications de la préposée à sa mère sourde-muette et immigrée), ceux qui ruminent leur mal-être et sont prêts à se défouler sur n'importe qui mais aussi les habitués des lieux, qui tutoient les employées, heureuses de trouver un visage connu et désespérées de le savoir à nouveau sans travail. Du coup, malgré le caractère souvent abrupt du montage et une introduction sans fioriture, on n'est pas du tout surpris d'assister très vite aux doléances des employés qui demandent plus de souplesse, plus de reconnaissance et moins de cette surveillance arrogante qui les contraint à chiffrer tout ce qui peut l'être.
Refusant l'utilisation des entretiens face-caméra, Nora Philippe s'est efforcée de capter autant que faire se pouvait ces instants d'un quotidien systématiquement amer dans lequel chaque trait d'humour, parfois forcé, est une bouée de sauvetage contre l'insidieux travail de sape du marasme ambiant : c'est qu'il en faut, de la volonté, pour tenir le coup devant tant de misère alors qu'on représente parfois le seul (maigre et illusoire) espoir d'un avenir meilleur ! Le biais de la perche pour la prise de son, s'il entraîne par moments quelques désagréments auditifs, permet en revanche une meilleure plongée dans l'instantané : on assiste bien davantage à un montage de séquences prises sur le vif (seules deux d'entre elles sortent du lot, dont une séance de lecture de lettres de postulants, assez éprouvante) qu'à des interviews préparées à l'avance. Impossible de ne pas être confondu par le naturel de la truculente Alberte, qui fêtera ses trente ans de bons et loyaux services en quittant la boîte à la fin du reportage ! L'émotion a du mal à poindre, cependant, car on saute vite d'un bureau à un autre, d'un employé maugréant à un cadre moralisateur, d'un guichet bondé à un couloir morne - et parfois, un plan de coupe saisissant sur une cité austère et besogneuse. Témoins forcés de situations qui dérapent, les spectateurs éprouveront peut-être de la gêne devant les dialogues de sourds entre direction et employés, entre client mécontent et préposé impavide. On comprend surtout, et c'est la grande force du film, les arguments de chacun et on découvre l'immensité de l'impasse qu'est le chômage galopant : pour un emploi trouvé, combien de demandeurs déboutés ? Et lorsqu'on entrevoit des solutions (la diatribe de cette employée qui expliquait pourquoi l'abandon des suivis personnalisés était préjudiciable est à ce sujet un exemple marquant), c'est le système qui ne permet pas de les mettre en oeuvre : pas assez de temps, pas assez de personnes et, évidemment, pas assez d'argent.
Le paradoxe de ce film, s'il ne dévoile rien de nouveau sur le fond du problème, est que, malgré l'image de cette agence dont chaque élément semble assidûment attelé à sa tâche, sinon aux valeurs défendues (on en verra pas de tire-au-flanc, pas de fonctionnaire dépendant de la pendule), le résultat est accablant. On est pourtant loin d'une charge contre Pôle Emploi (c'est même tout le contraire qui paraît être le mobile du projet initial), c'est juste que le combat semble perdu d'avance.
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Titre original |
Pôle Emploi, ne quittez pas ! |
Mise en scène |
Nora Philippe |
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Date de sortie |
19/11/14 avec Docks 66 |
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Scénario |
Nora Philippe |
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Distribution |
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Photographie |
Cécile Bodénès |
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Musique |
Marc Marder |
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Support & durée |
16/9 / 78 minutes |
Synopsis : Dans un Pôle Emploi du 93, quarante agents font face à quatre mille demandeurs d'emploi. Samia, Corinne, Thierry, Zumeika doivent soutenir et surveiller, faire du chiffre, obéir aux directives politiques et aux injonctions de communication, trouver du travail là où il n'y en a pas. C'est la vie d'une équipe qui a intégré l'impossible à son quotidien.