Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Stimulé par mon camarade/collaborateur Nico qui s’est lancé dans le visionnage intensif des films du coffret blu-ray d’Hitchcock, je me suis surpris à vouloir le seconder dans ce challenge estival en ravivant de vieux souvenirs d’une époque où j’avais déjà regardé une bonne vingtaine des œuvres du maître britannique, expérience revigorante et fructueuse dont il ne me reste que très peu de traces écrites. Mais avant d’ouvrir le somptueux boîtier reçu en cadeau (merci Jennifer !), j’estimais nécessaire d’entamer ce cycle par le plus vieux des Hitchcock que je possédais, un DVD antédiluvien des 39 Marches.
Un mot sur cette copie aux images délavées : si la jaquette a le bon goût d’être complète sur le film (avec en outre une petite anecdote concernant la scène pendant laquelle les deux héros sont menottés l’un à l’autre), le disque ne propose que la VF, la VOST, pourtant indiquée sur le menu, ne pouvant se lancer (pas plus « à la volée », le lecteur ne détectant aucune autre piste son). Honteux. Heureusement que le doublage est plus que correct, on retrouve chez les acteurs français l’ironie, la morgue et le ton décalé des comédiens britanniques.
Les 39 Marches est un excellent choix pour qui veut se familiariser avec le Maître du Suspense : bien que datant des années 30, ce n’est pas, loin s’en faut, un coup d’essai pour Hitchcock qui avait déjà pas mal roulé sa bosse au Royaume-Uni et commençait à entrevoir un avenir plus radieux aux Etats-Unis (l’industrie cinématographique britannique avait du plomb dans l’aile). Cette adaptation très personnelle d’un roman de John Buchan permit au réalisateur (et co-scénariste) de développer son savoir-faire tout en demeurant dans l’ambiance de l’écrivain dont il appréciait l’understatement*. Fort du succès de l’Homme qui en savait trop (première version), Hitchcock pouvait se permettre de se débarrasser de certaines scories de la narration filmique pour se concentrer sur l’essentiel, quitte, comme le faisait remarquer François Truffaut dans leurs entretiens, à délaisser la vraisemblance au profit de l’efficacité et de « l’émotion pure ». Construisant ses séquences à partir d’idées-force, il investit toutes ses compétences techniques afin d’élaborer une structure la plus percutante et pertinente possible – c’est parfois au détriment des personnages, qui manquent de consistance, et de l’histoire, qui manque de substance, surtout lorsqu’elle ne se réduit qu’à une succession d’éléments signifiants (deux critères qu’il améliorera dès ses premiers films américains avec les remarques cinglantes – mais justifiées – de David O. Selznick.
Mieux : le film permet de retrouver certains des éléments constitutifs des œuvres les plus représentatives d’Hitchcock.
Robert Donat s’avère ici particulièrement convaincant, brillant même, avec cette presqu’exaspérante facétie naturelle qui lui fait systématiquement dédramatiser chacune des épreuves qu’il traverse. Il est pourtant suspecté de meurtre, poursuivi par la police, trahi par une passagère puis par un fermier, dénoncé par le chef des bandits, menotté à la même passagère qui refusait et de le croire et de l’aider (mais qui finira par se rendre à l’évidence) et passe son temps à essayer d’y voir clair entre vrais espions et faux policiers, tout en cherchant à résoudre l’énigme des 39 Marches qui, seule, pourra lui permettre de s’innocenter. Avec cette élégance décontractée, Donat annonce naturellement le Cary Grant de la Mort aux trousses dont le parcours sera similaire. Sa double rencontre avec Madeleine Carroll permet au réalisateur de s’amuser avec les codes de la comédie romantique : ce beau jeune homme qui l’embrasse spontanément dans ce compartiment pour échapper aux forces de l’ordre tout en racontant une histoire à dormir debout, elle DEVRAIT le croire, le suivre, le protéger. Mais non, elle le dénonce sans hésitation. Leurs retrouvailles dans le dernier tiers du film n’en sont que plus savoureuses : menottés l’un à l’autre, réfugiés (bien malgré elle) dans une auberge, frigorifiés et trempés par la météo écossaise, ils devront trouver un terrain d’entente ; cette promiscuité forcée engendrera des scènes délicieusement troublantes, fortement chargées d’érotisme (comme lorsqu’elle choisira d’ôter ses bas pour les faire sécher au coin du feu et qu’il ne pourra s’empêcher de frôler sa cuisse) mais il en faudra davantage pour qu’elle cède et décide de l’aider.
Les 39 Marches est mené tambour battant et emmanche des séquences intenses (comme la course-poursuite dans la lande) entrecoupées de moments presqu’anodins aux dialogues décalés (le voyage dans le train avec des représentants en lingerie féminine) et d’autres lorgnant vers l’expressionnisme allemand (lorsqu’Hannay se réfugie dans une ferme sous l’œil suspicieux d’un mari jaloux et pieux). Hitchcock y cultive son cynisme habituel et s’applique à poser sa caméra au meilleur endroit possible, dans des décors habilement choisis, lourds de menaces (l’appartement plongé dans l’obscurité à la demande de l’espionne, la rue en contrebas et ces deux guetteurs sous un lampadaire, la lande écossaise, la ferme désolée).
On pourra tout au plus reprocher à certaines séquences de tirer en longueur, mais elles permettent à Hitchcock d’y placer ces fameux inserts distillant un malaise sournois (le regard du représentant alors qu’Hannay lit l’article évoquant le meurtre dont il est accusé, l’échange de regards entre lui et la femme du fermier lorsqu’elle comprend qu’il est l’individu recherché).
Une réussite, qui en annonce d’autres.
Titre original |
The 39 Steps |
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Réalisation |
Alfred Hitchcock |
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Date de sortie |
30 octobre 1935 avec Carlotta Films |
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Scénario |
Charles Bennett & Alfred Hitchcock d’après le roman de John Buchan |
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Distribution |
Robert Donat, Madeleine Carroll & Godfrey Tearle |
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Photographie |
Bernard Knowles |
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Musique |
Jack Beaver, Hubert Bath & Charles Williams |
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Support & durée |
DVD Kappa (2014) zone 2 en 1.33 :1 N&B / 81 min |
Synopsis : Le Canadien Richard Hannay n’aurait jamais dû assister à cette soirée dans un music-hall londonien. En une nuit, il va se retrouver accusé du meurtre d’une jeune femme qu’il y a rencontrée et devra se lancer dans la quête des tueurs, sur la piste d’une organisation secrète détenant des secrets stratégiques.
Understatement, c'est la présentation sur un ton léger d'événements très dramatiques.
Au studio, nous appelons ça le MacGuffin. C'est l'élément moteur qui apparaît dans n'importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs c'est presque toujours le collier, et dans les histoires d'espionnage, c'est fatalement le document.